Part VI.D. Synthesis and comparisons (1/5)

Les sources antérieures à 1250 environ

 

Parmi les textes recensés dans ce recueil, il y en a quatorze qui sont antérieurs à 1250 environ. Le premier, celui de Dominicus Gundissalinus, est nettement antérieur, ayant été écrit vers 1170, et les derniers, notamment les gloses dans le ms Paris BnF lat. 6569, sont peut-être légèrement postérieurs au milieu du XIIIe siècle. Cependant, ils me semblent avoir une certaine unité. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux sont très proches dans le temps : l’Anonyme de Gauthier, l’Anonyme de Bazán, Adam de Buckfield semblent tous se situer entre 1245 et 1250 environ. Et en ce qui concerne la chronologie des divers commentaires les opinions divergent. De même, la seconde moitié du XIIIe siècle se laisse diviser grossièrement en deux parties : de 1250 à 1260 environ et de 1260 à la fin du XIIIe siècle.

La nature des sources dans lesquelles ces quatorze textes ont été pris est très différente : certaines sont des traités sur l’âme, d’autres des traités plus larges (comme la Summa Halensis), mais la plupart sont des commentaires sur le De anima d’Aristote, qui varient d’ailleurs entre eux en caractère et genre littéraire. La documentation est limitée aux textes philosophiques, à l’exception du commentaire sur les Sentences de Pierre de Jean Olivi à cause de la nouveauté de sa théorie cognitive. D’autre part, la longueur des passages concernant le sens commun dans ces différents textes varie également beaucoup : elle va d’une seule phrase chez Alfred de Sareshel (retenu à cause de sa date précoce) à de nombreuses pages chez Albert le Grand ou Robert Kilwardby.

Cependant, on peut comparer les thèmes traités par tous ces auteurs et en déduire quelques grandes lignes. Ces thèmes sont naturellement inspirés par les sources sur lesquelles s’appuyaient les auteurs, essentiellement Aristote, Avicenne et Averroès, mais aussi des médecins arabes ou des commentateurs antérieurs. La notice concernant chacun des auteurs retenus comprend le synopsis des thèmes.

Pour les premiers auteurs retenus ici on peut constater qu’on trouve naturellement toujours (sauf chez Alfred de Sareshel, bien entendu) les thèmes discutés par Aristote et Avicenne[1], à savoir les fonctions du sens commun et ses rapports d’une part avec les sens propres, d’autre part avec les autres sens intérieurs. Les auteurs posent souvent la question de savoir s’il est nécessaire de supposer un sens commun, pour quelle raison il est appelé commun, s’il est un ou multiple, dans quel endroit du corps se trouve son instrument ou organe. Certains auteurs, en particulier Albert le Grand, discutent longuement la nature du sens commun et sa différence avec l’imaginatio ou vertu formative.

Sur ce dernier point les opinions diffèrent. Jean de la Rochelle explique que ces deux facultés de l’âme sont en fait une seule faculté selon les médecins[2], mais pas selon les philosophes. Richard Rufus dit qu’elles sont une selon la substance et la nature, mais différentes selon la fonction, et l’Anonyme de Gauthier dit la même chose dans le développement d’une question, mais dans un notandum qui suit il donne les deux versions, selon les medici et selon les philosophi, qui eux distinguent sens commun, fantasia et imaginatio.

On trouve aussi une différence d’opinion entre medici et philosophi[3] au sujet de la localisation de l’organe du sens commun[4] (dans le cerveau ou dans le cœur), une différence qui remonte d’ailleurs, dans un contexte plus large, à l’Antiquité : les Stoïciens considéraient le cœur non seulement comme la source de la chaleur et du souffle (pneuma), mais aussi de la sensation et de l’intelligence, une théorie acceptée par Aristote et les médecins Siciliens, mais rejetée par Platon et l’école d’Hippocrate, qui localisaient la source de la sensation et de la conscience corporelle dans le cerveau[5]. Cette différence d’opinion est signalée notamment par Alexandre de Hales, qui propose en même temps une solution, basée sur la théorie du double pneuma : cette théorie avait été élaborée par l’école d’Alexandrie, notamment par Erasistratus[6], et on la retrouve chez Avicenne[7]. Alexandre de Hales, citant les medici et le Philosophus, pense que les deux théories peuvent être vraies, en distinguant la causa propinqua et la causa prima. Cette solution sera reprise par la plupart des auteurs ultérieurs, comme l’Anonyme de Gauthier, tandis que d’autres ne parlent pas du problème (ainsi, Rufus mentionne seulement « un certain lieu dans le corps ») ou retiennent sans plus la localisation dans le cerveau (comme Jean de la Rochelle).

 

 

 

Résumons brièvement quelques particularités des auteurs retenus. Le Tractatus de anima de Dominicus Gundissalinus (vers 1170) transmet surtout les enseignements d’Avicenne, accompagnés des divers exemples qui resteront dans la tradition, à propos des cinq sens internes : sens commun ou représentation (il utilise les termes sensus communis et phantasia comme équivalents), faculté imaginative ou formative, imagination ou cogitative (respectivement qui perçoit, conserve et compose ou divise les formes), faculté estimative et mémoire (perception et conservation des intentions), ainsi que sur leur localisation dans le cerveau.

John Blund, maître anglais au tout début du XIIIe siècle et un des premiers à utiliser les œuvres de philosophie naturelle d’Aristote, a écrit un traité complexe sur l’âme, dont la forme littéraire n’est pas homogène. Bien qu’étant tout au long de son traité fidèle à Aristote, il suit le plan d’Avicenne de près, considérant apparemment son traité comme un ‘commentaire’ sur Aristote. Il choisit consciemment Avicenne (comme le feront par exemple Guillaume d’Auvergne, Jean de la Rochelle, Albert le Grand) ; parfois il présente un compromis entre Aristote et Avicenne. Il montre aussi sa propre réflexion, surtout dans son explication de la théorie de l’estimatio d’Avicenne et de la théorie des intentiones.

Alexandre de Hales a parlé du sens commun dans sa Summa theologica (ou Summa Halensis), composé vers 1224. Comme Dominicus Gundissalinus et John Blund Alexandre utilise Avicenne, mais il ne le cite pas in extenso et, comme Blund, il utilise aussi Aristote. Comme Avicenne, Gundissalinus et Blund, il distingue entre formes sensibles et intentiones. Il discute notamment la question de l’instrument ou organe du sens commun et mentionne la différence de vue entre les medici (qui estiment que c’est le cerveau) et les philosophi (qui pensent que c’est le cœur) ; il propose la solution de la cause première (le cœur) et la cause proche (le cerveau). Il traite aussi la question du nombre des sens intérieurs. Le traité était manifestement destiné à l’enseignement, comprenant une explication générale suivie de questions.

L’auteur anonyme du De anima et de potenciis suis (un résumé de la doctrine d’Aristote, avec l’explication d’Averroès et d’Avicenne, écrit vers 1225), en parlant de la distinction des divers sensibles, mentionne comme une fonction du sens commun de percevoir une chose là où elle n’est pas, une fonction qui est suggérée par les exemples donnés par Avicenne à propos de la goutte qui tombe et du cercle que l’on croit voir quand un bâton tourne rapidement (Albert le Grand parlera également des impressions ne correspondant pas aux choses réelles). Dans sa discussion des cinq sens internes il suit Avicenne, mais dans son traitement du premier d’entre eux, le sens commun, il reprend un élément de la tradition aristotélicienne, à savoir la « sensation de sentir » (je sens que je sens).

Jean de la Rochelle, dans son Tractatus de divisione multiplici  (vers 1233-1240) diffère des autres auteurs parce qu’il consacre des paragraphes à part à la division des sens intérieurs ou facultés de l’âme selon les médecins (Avicenne et Johannitius), qui estiment notamment que sens commun et fantasia sont une seule faculté, ainsi qu’à la division selon Jean Damascène et selon saint Augustin (les deux derniers ne mentionnant pas le sens commun). Il semble avoir recopié le traité anonyme De anima et de potenciis eius presque littéralement dans son Tractatus (et dans sa Summa), tandis que le texte de Jean de la Rochelle aurait inspiré à son tour la Summa fratris Alexandri.

 

 

[1] Avicenne, Liber de anima seu Sextus de naturalibus, ed. S. van Riet (voir Bibliographie).

[2] On trouve l’identification du sens commun et de la fantasia déjà chez Avicenne (cf. Harvey n. 138).

[3] Pour l’opposition entre l’opinion des medici et des philosophi (en gros entre Aristote et Galien, et leurs successeurs), cf. par exemple C. Beneduce et P.J.J.M. Bakker, « John Buridan and Blasius of Parma on the Localization of the Common Sense », in Miroir de l’amitié. Mélanges offerts à Joël Biard, ed. Chr. Grellard, Paris 2017, pp. 285-286.

[4] Cf. mon article « L’organe du sens commun chez les auteurs du XIIIe siècle », qui est d’ailleurs incomplet quant à l’origine de cette théorie.

[5] Cf. E.R. Harvey, The Inward Wits : Psychological Theory in the Middle Ages and the Renaissance, London (The Warburg Institute) 1975, p. 6.

[6] Cf. ibid., pp. 6-8.

[7] Cf. ibid., pp. 22-23.

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