Part VI.D. Synthesis and comparisons (5/5)

Arrivé au terme de cette comparaison il faut ajouter quelques remarques avant de tirer des conclusions.

 

Le genre littéraire

 

D’abord, il faut souligner encore une fois la différence des textes retenus quant à leur genre littéraire : sur un total de vingt-sept sources citées on compte quinze commentaires (et gloses), donc à peine plus de la moitié. En écartant Dominicus Gundissalinus (qui est en fait une paraphrase d’Avicenne) et Alfred de Sareshel (une seule phrase) on arrive à neuf traités (traités sur l’âme ou parties de traités plus larges) et un commentaire sur les Sentences. Parmi ces traités, six appartiennent à la première période (avant ca. 1250), et même au début de cette période (ca. 1200-1240). Mis à part le commentaire de Rufus, datant d’avant 1238 selon Rega Wood, toutes les sources précédant le commentaire anonyme édité par Bazán sont des traités, tandis qu’à partir de ce moment (1246-47 jusqu’à 1260 environ) il y a une série de commentaires (et de gloses), sept au total, suivie de deux traités ; puis dans la dernière tranche (ca. 1260-1300) on compte sept commentaires, un traité (Roger Bacon) et un passage d’un commentaire sur les Sentences. On a donc une nette tendance, au cours du temps, vers davantage de commentaires au lieu de traités. Cela dit, je n’ai pas retenu les commentaires sur les Sentences à part celui de Pierre de Jean Olivi, mon intention étant de me limiter aux sources philosophiques. Sinon, la balance aurait évidemment été bien différente.

Parmi les commentaires, il convient de distinguer les expositiones (avec ou sans questions) et les commentaires sous forme de questions disputées exclusivement. Pour cette période nous avons surtout des commentaires littéraux comprenant des questions (par exemple l’Anonyme de Gauthier), quelques commentaires sans questions (l’Anonyme de Bazán et Adam de Buckfield, l’Anonyme d’Erfurt comprenant très peu de questions) et, vers la fin de la période) plusieurs commentaires exclusivement sous forme de questions disputées (Anonymus Vennebusch, les Questiones anonymes de Bazán, les Questiones de Simon de Faversham, et le commentaire de Jean Duns Scot, qui ne doit sans doute pas être considéré comme un commentaire). Cela correspond à ce que nous savons de l’évolution des commentaires sur Aristote au courant du XIIIe siècle.

En ce qui concerne les traités, nous avons au début de la période quelques traités sur l’âme (celui, précoce, de John Blund, les deux Anonymi autour de 1225-1230, et le grand traité d’Albert le Grand), puis, vers 1250-60, le traité de Pierre d’Espagne et celui de Robert Kilwardby (en principe centré sur le spiritus fantasticus). Pour la dernière tranche, il n’y a que le chapitre du grand traité de Roger Bacon et le passage du commentaire sur les Sentences de Pierre de Jean Olivi qui sont sous forme de traité.

 

Diversité des thèmes

 

Les listes des thèmes traités par chaque auteur montrent bien leur grande diversité : l’existence (ou la nécessité) du sens commun ; nature et fonction du sens commun et rapports avec sens propres ; la perception de la perception ; unité (ou non) du sens commun ; dans quel sens le sens commun est dit ‘commun’ ; rapports aux autres sens intérieurs ; organe et localisation dans le cerveau ; etc. Les thèmes les plus discutés sont probablement le nombre des sens intérieurs et la place du sens commun par rapport aux autres sens intérieurs, le rapport entre sens commun et fantasia ou imaginatio, et la question de l’organe du sens commun.

Cependant, le nombre des thèmes diminue au cours du temps. A partir du moment où les commentaires se présentent sous forme de questions disputées et qu’il n’y a donc que très peu de questions (s’il y en a) consacrées au sens commun (surtout à partir du début du XIVe siècle), on trouve presque toujours les mêmes thèmes : le sens commun est-il un sens à part, est-il un ou multiple, quel est son organe, la perception de plusieurs sensibles se fait-elle en un seul instant indivisible ? Au cours du temps les questions se font plus rares, tout en prenant davantage d’ampleur.

Radulphus Brito (n° 28), au tournant du siècle, dans son commentaire au De anima, ne consacre que deux questions au sens commun : la première sur la perception du fait que nous percevons et la nécessité ou non de supposer un sens commun pour cette action. Il répond de façon peu courante, en disant qu’Aristote a raison en disant que le sens particulier peut connaître sa propre sensation. La deuxième question concerne l’unité du sens commun. Toutes deux sont suivies d’une question sur la phantasia, puis d’une question sur le nombre des sens intérieurs.

Jean de Jandun (n° 29), vers 1317-119, pose les mêmes questions que Brito, mais pour la première il suit l’opinion commune : pour sentir sa propre sensation on a besoin du sens commun. La deuxième question, sur l’unité du sens commun, est, elle aussi discutée longuement. Notons que ces deux questions ne se suivent pas dans ce commentaire, mais font partie d’une série de questions sur les sens et la sensation. Jean ne consacre pas de question à part au nombre des sens intérieurs, mais dans la question sur la phantasia il opte pour le nombre de quatre sens intérieurs, comme Averroès et Thomas d’Aquin.

Jean Buridan (n° 30), vers 1347-1357, pose en partie les mêmes questions : faut-il poser un sens commun en plus des sens externes et quel est le rapport avec les autres sens internes. Cette dernière question reçoit une réponse originale : Buridan estime qu’il n’y a que deux sens internes, à savoir le sens commun et la phantasia ou faculté conservatrice. Une troisième question concerne la localisation de l’organe du sens commun, un thème traité par nombre de commentateurs précédents, mais le développement de Buridan va beaucoup plus loin dans la description du processus de la sensation interne.

Blaise de Parme (n° 31), vers 1400, reprend, entre autres questions, celle de la localisation du sens commun et essaie d’aller plus loin. Il ajoute une question, bien que brève, sur le rapport entre le sens commun et l’intellect.

Finalement, après un saut dans le temps, j’ai retenu le cas de Suárez (n° 32). Son commentaire sur le De anima, résultant de cours donnés à Ségovie au début des années 1570, mais publié de manière posthume en 1621, est un véritable traité systématique sur la doctrine de l’âme. A propos du sens commun, il traite les thèmes traditionnels : l’objet, les actes et l’organe du sens commun, mais auparavant il donne une réponse originale à la question de savoir s’il y a un seul sens intérieur ou plusieurs. Suárez discute ce thème longuement, en citant les opinions précédentes. Curieusement, et bien qu’il cite de nombreux philosophes antérieurs, dont Thomas, il ne cite pas Buridan (n° 30), qui assumait deux sens intérieurs, comme on a vu plus haut, ni Pierre de Jean Olivi (n° 25) qui optait déjà pour un seul sens, mais il arrive à la conclusion qu’il y a une seule puissance intérieure réellement et formellement, et qu’on lui donne des noms différents selon les fonctions.

 

[1] Le choix de ces auteurs n’a pas seulement été dictée par leur importance, mais aussi par le fait qu’un article récent de Chiara Beneduce et Paul Bakker traite justement de « John Buridan and Blasius of Parma on the Localization of the Common Sense », article paru dans un volume de Mélanges pour Joël Biard, sous le titre Miroir de l’amitié, éd. Christophe Grellard, Paris 2017 (Etudes de Philosophie Médiévale CVI).

 

 

Conclusions

 

Ajoutons provisoirement une conclusion basée sur les comparaisons présentées plus haut :

On peut dire qu’au début de la période le sens commun est une matière problématique. On commente longuement le texte d’Aristote, qui, dans son De anima, n’est pas clair sur ce sujet ; on fait appel à d’autres auteurs, comme Avicenne, Averroès et les autorités en médecine, pour présenter une théorie cohérente et peu à peu on arrive à une sorte de consensus. Cependant, vers la fin du XIIIe siècle il y a des auteurs qui présentent des différences notables par rapport à la doctrine courante. Finalement, ce ne sont pas les commentaires qui apportent des innovations, mais plutôt des traités, en particulier celui de Roger Bacon et le passage des Sentences de Pierre de Jean Olivi. Et puis, au XIVe siècle, un auteur comme Buridan semble renouveler la discussion, notamment par le développement de la dimension physiologique.

 

 

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