Part VI.D. Synthesis and comparisons (4/5)

Les sources entre 1260 et 1300 environ

 

Le commentaire de Geoffrey of Aspall au De anima, qu’on peut dater de 1260 environ, pourrait appartenir à la période antérieure, tellement il est traditionnel. L’auteur est méticuleux, avançant pas par pas, expliquant bien, par le moyen de la disputatio, ce qu’Aristote a voulu dire et ce qu’il faut retenir à propos du sens commun. Il a clairement été influencé par Albert, dont il reproduit des passages en simplifiant souvent une construction ou l’ordre des mots, mais aussi, surtout, par le commentaire attribué à Richard Rufus de Cornwall, ainsi que par Jean de la Rochelle, le commentaire anonyme édité par Bernardini et probablement par le De ortu scientiarum de Robert Kilwardby[1].

Plus ou moins contemporain, le commentaire anonyme édité par Vennebusch, bien qu’il soit sous forme de questions, a beaucoup en commun avec le commentaire sous forme de paraphrase d’Albert le Grand (qu’il cite parfois sous le nom d’expositor). L’auteur, qui utilise les traductions d’Aristote du Corpus Vetustius, cite souvent  (bien que pas très souvent dans ce passage sur le sens commun) Avicenne et Averroès (de ce dernier outre le De anima, aussi la Physique et la Métaphysique). On peut signaler des parallèles avec le commentaire d’Adam de Bocfeld et également avec celui de Geoffroy d’Aspall. Par rapport au commentaire de ce dernier on peut dire que le lien avec le texte d’Aristote est plus distendu : tandis que Geoffroy cite d’abord les lemmata du texte d’Aristote avec un bref résumé, l’auteur anonyme fait souvent commencer ses questions sans signaler le lien avec le texte de base. A propos du sens commun, ce texte n’apporte pas non plus beaucoup de nouveau. La seule particularité est l’opinion de l’auteur sur la perception de la perception : il estime que la vue sent par elle-même qu’elle voit et que sentir qu’on voit n’est pas autre chose que voir, ce qui diffère de ce qu’on a vu plus haut (et de l’opinion d’Aristote).

Avec Thomas d’Aquin et Roger Bacon on se situe dans la seconde moitié des années 1260, mais avant 1270. Pour Thomas d’Aquin on a vu deux textes : sa Sentencia libri De anima, qu’il composa probablement en 1268, et un passage de la Summa theologica. La sententia est une explication très détaillée et très claire du texte d’Aristote, mais elle ne nous apprend pas beaucoup plus que les commentaires précédents. Il ajoute seulement quelques remarques différentes : d’abord que le sens commun doit avoir un organe, que cet organe doit être à la racine de l’organe du toucher (ce qui diffère de la tradition) et que c’est pour cette raison qu’Aristote a dit qu’en touchant avec la chair nous distinguons les différents sensibles. Dans cette remarque il essaie donc d’interpréter Aristote le plus près possible de ce qu’il considère comme la réalité. La deuxième remarque concerne le caractère plus ou moins noble du sens commun par rapport aux sens particuliers – une observation qui se trouve également chez Albert le Grand – et le fait que le sens commun n’a pas besoin d’agir pour avoir les species dans son organe, car toutes les puissances sensitives sont passives. A propos de la distinction des divers sensibles, Thomas nuance un peu la théorie courante, car il considère que les sens propres peuvent aussi distinguer entre des sensibles contraires (notez : non pas différents, mais contraires) parce qu’ils participent d’une certaine façon au sens commun, mais que le dernier juge est le sens commun. Il s’agit donc d’un commentaire destiné à ses étudiants, solide, mais sans originalité. Par contre, dans sa Summa theologica Thomas se sent libre de traiter la matière concernant les facultés intérieures dans une synthèse assez concise, mais suffisante sans doute pour le public auquel la Summa était destinée. Pour la doctrine du sens commun, elle ne nous apporte pas de vue nouvelles, à part la particularité du nombre des sens intérieurs, dont le sens commun fait partie : il estime que quatre vertus intérieures suffisent pour diviser la partie sensitive de l’âme, comme le soutient Averroès. En cela, il diffère donc de la plupart des auteurs que l’on a vus plus haut (mais Albert le Grand mentionne quatre types de classification, à divers endroits de ses œuvres).

Le cas de Roger Bacon est très différent, car nous avons là un énorme traité scientifique : l’Opus maius, envoyé au pape Clément IV entre 1266 et 1268, dans lequel il traite notamment l’optique (partie V). Il commence cette partie par une discussion des sens intérieurs, dont le sens commun, citant Avicenne et Aristote (De anima, De sensu et sensato, De somno et vigilia). Son traitement du cerveau est très détaillé et suit l’opinion de omnes naturales et medici et perspectivi, qui concordent sur cette matière, à propos de la localisation des vertus dans les diverses cellules. Il faut noter comme particularité que d’après Bacon, la vertu occupant la première cellule du cerveau, englobant les deux premières vertus intérieures, c’est-à-dire le sens commun et l’imaginatio, est appelée phantasia; la phantasia est identique au sens commun selon l’objet mais différente selon l’être, et elle est identique à l’imaginatio selon le sujet mais différente selon l’être. Cela semble un emploi original, qu’on n’a pas vu chez les auteurs précédents. D’autre part, Bacon énumère un grand nombre de sensibles extérieurs (vingt-neuf au total, comprenant les neuf sensibles propres, les cinq sensibles communs cités par Aristote, les quatorze sensibles communs ajoutés par Alhazen et, dans chacun, similitude et diversité) ; il parle ensuite des sensibles intérieurs, qu’il appelle ‘qualité de la complexion’ (ou du tempérament), ou bien ‘nature des choses substantielles’, perçus par une vertu plus noble : l’estimative. Il donne comme exemple la perception de la peur ou de l’attirance chez les animaux. En passant il commente l’emploi du terme ‘sens’, qui pourrait en fait être appliqué à toutes les parties de l’âme sensitive. Dans la discussion des autres vertus intérieures il parle notamment de la vertu cogitative ; là, il revient sur les animaux, chez qui cette vertu, appelée aussi logistica, remplace la vertu rationnelle de l’homme ; et cette vertu, dit-il, leur permet de faire des choses comparables à l’artisanat (artificium) des humains. A la fin du chapitre il ajoute que l’âme rationnelle chez l’homme, venant de l’extérieur par la création, se sert de la cogitative comme instrument. Bacon présente donc divers éléments originaux par rapport aux sources précédentes.

Pour la décennie 1270-1280 environ nous avons également deux textes : les Questiones de anima anonymes éditées par Bazán et la Sentencia de Gilles de Rome.

Les Questiones de anima ont été conservées dans un manuscrit universitaire ayant appartenu à un maître ou un étudiant et comportant de nombreuses gloses et notes. Il s’agit apparemment d’une copie d’une reportatio résultant d’un cours à la Faculté des arts de Paris, entre 1272 et 1277. Seules deux questions concernent le sens commun : la première demande si le sens commun est un sens à part, la seconde quel est son organe. Les deux questions sont traditionnelles mais traitées rigoureusement sous forme de question disputée et conservant des traces de la discussion orale. Quant au contenu, la première question n’apporte rien de nouveau, mais la seconde réserve une surprise : non seulement le maître suit Aristote davantage qu’Avicenne, en estimant que le sens commun est davantage dans le cœur que dans le cerveau – il ne suit donc pas vraiment la théorie du double organe -, mais il considère que les medici sont trop obnubilés par les sens et ce qu’ils voient, tandis que les philosophes sont plus subtils. C’est un point de vue qu’on n’avait pas encore rencontré auparavant.

Gilles de Rome a probablement écrit sa Sentencia super libro de Anima vers 1276-1277. C’est un commentaire littéral, comportant seulement quelques notanda et questions (mais pas de question disputée, en tout cas dans ce passage). Il explique consciencieusement le texte d’Aristote et ses difficultés, y compris par des objections et leur solution. Un point qui l’intéresse visiblement est de savoir comment le sens commun peut en un seul et même instant percevoir deux sensibles différents et quel est alors le sens de ce concept ‘instant’. Il cite deux explications, la première d’Aristote lui-même, reprise par Themistius, l’autre d’Averroès. Quant à la question de l’unité ou de la pluralité du sens commun, il soutient que ce sens est un et pluriel à la fois, sous divers aspects. Il cite des points du commentaire de Themistius, qui l’a clairement influencé (notamment à propos des souffles sensitifs dérivant du sens commun vers les cinq sens particuliers, ainsi que l’image des sens-messagers et du sens commun-roi). Il s’agit donc d’un commentaire littéral, destiné à l’enseignement et présentant un certain intérêt à cause de l’influence de Themistius, mais qui n’apporte rien de nouveau pour la doctrine du sens commun.

Pour la dernière partie du XIIIe siècle (1280-1300 environ) nous avons trois sources, dont deux commentaires sur le De anima (Simon de Faversham et Jean Duns Scot). La troisième source, un passage du commentaire sur les Sentences de Pierre de Jean Olivi, est de loin la plus intéressante.

Pierre de Jean Olivi, dans son commentaire sur les Sentences, développe une théorie de la connaissance qui diffère de toutes celles qu’on a vues auparavant. Mis à part certains aspects traditionnels, comme la combinaison et la comparaison des sensibles propres, la perception des sensibles communs et la perception de la perception (sujets traités par Aristote), on peut citer plusieurs différences notables. Il estime que les sens propres et le sens commun, tout en étant des sens différents, ont tous leur racine dans le cœur. Ils ont un rapport fonctionnel, et même physiologique, étroit : le sens commun a besoin des sens externes pour percevoir des objets, il les perçoit non pas par les actions des sens externes, mais à travers eux. De plus, Olivi considère le sens commun comme comprenant en quelque sorte toutes les autres puissances intérieures : imaginativa, estimativa, memorativa et cogitatio, contrairement à l’intellect qui est bien une puissance distincte. Pour toutes les fonctions qu’on attribue à ces sens intérieurs, un seul suffit, à savoir le sens commun, mais on l’appelle différemment selon ces fonctions. Dans la discussion de ces puissances Olivi suit ce qu’il appelle la via Augustini, exposée notamment dans le De Genesi ad litteram, qu’il oppose à la tradition de ce qu’il appelle les philosophantes, c’est-à-dire la tradition aristotélicienne. Il cite d’ailleurs fréquemment des passages d’Augustin, comme l’avait fait Robert Kilwardby. Un autre aspect intéressant est ce qu’il appelle aspectus, l’attention nécessaire pour percevoir une chose extérieure. Les sens extérieurs ne peuvent pas percevoir des choses sans l’intervention du sens commun et nous ne percevons rien sans ‘intentionality’, la source de cette direction spirituelle étant l’aspectus du sens commun. Nous percevons les choses vers lesquelles l’attention du sens commun nous dirige. Cette attention du sens commun peut être dirigée en général dans différentes directions à des degrés différents : on peut être concentré sur une chose, par exemple de la musique, sans être complètement inaccessible à d’autres impressions, par exemple visuelles. Finalement, il faut signaler le fait que selon Olivi le sens commun est responsable de la conscience qu’un être vivant – c’est-à-dire les humains et les animaux, mais pas les végétaux –  a de son propre corps.

Simon de Faversham, dans ses Questiones in tres libros De anima, qui résultent probablement de son enseignement comme maître ès arts à Paris, suit le texte d’Aristote dans l’ordre des questions. C’est un commentaire sous forme de questions disputées traditionnelles, rédigé par le maître pour expliquer, à son tour, ce texte difficile. Il n’utilise Avicenne que ponctuellement (du moins dans ce passage sur le sens commun). Comme Olivi, il insiste sur le rapport étroit entre sens commun et sens particuliers et entre leurs organes respectifs. Comme Gilles de Rome, il s’intéresse au concept ‘instant’ lors de la perception de divers genres de sensibles par le sens commun. Simon ne semble pas apporter des idées nouvelles dans la discussion du sens commun.

Jean Duns Scot composa ses Questiones super secundum et tertium De anima au début des années 1290, pendant qu’il était à Oxford, où il était chargé de donner des cours d’introduction en logique et philosophie. Ce texte, qui ne correspond pas à un vrai commentaire selon les éditeurs, mais plutôt à une série de questions disputées, consiste en vingt-trois questions qui suivent l’ordre des livres II et III du De anima. Les questions 9 et 10 concernent le sens commun. Les questions ont un caractère traditionnel et sont disputées selon le schéma habituel. Cependant, il ne cite que rarement les arguments d’Aristote et ses commentateurs ; il se sert plus souvent de ceux de certains théologiens, par exemple Thomas ou Vital du Four. Il s’agit probablement de questions disputées destinées aux jeunes frères Franciscains. Les questions sur le sens commun, qui traitent les divers aspects connus, comme la distinction des sensibles, la perception de la perception, l’organe du sens commun et sa localisation (le cœur ‘complémenté’ par le cerveau), sont largement basées sur les théories d’Aristote et d’Avicenne, complétées par des emprunts à Averroès, mais l’auteur semble aussi être familier avec certains auteurs anciens et plus récents (parmi lesquels Proclus, Themistius, Thomas) et on trouve des points moins courants : le fait que les sens peuvent percevoir simultanément, bien que pas avec la même intensité ; l’image du sens commun comme un roi assis sur son trône, sans doute emprunté à al-Farabi[2] ; la nature des exemples montrant que l’organe du sens commun est non seulement dans le cœur mais aussi dans la tête, notamment le fait que les hommes ont mal à la tête « ex studio vehementi », mais pas au cœur. On peut aussi rapprocher le premier point cité avec l’accent que met Pierre de Jean Olivi sur la nécessité de l’attention du sens commun envers les actes des sens propres et celle des sens propres envers les choses qu’ils perçoivent.

 

 

[1] Cf. Plevano, pp. 196-197.

[2]  Cf. ci-dessus VI A.
 

 

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