Part VI.D. Synthesis and comparisons (3/5)

Les sources entre 1250 et 1260 environ

 

Peu après 1250, l’Anonyme de Bernardini présente également un traitement assez détaillé du passage concernant le sens commun et il pose un certain nombre de questions, parmi lesquelles deux questions (95 et 96) présentent un intérêt certain. Il aborde la question de l’organe du sens commun en deux étapes : il pose d’abord la question de savoir si le sens commun est une vertu organique ou non, avant de demander quel est son organe, une question à laquelle lui aussi donne la solution du double organe, le proximum (le cerveau) et le radicale (le cœur).  Pour la question de savoir si le sens commun et l’imaginative sont la même faculté, la réponse du maître est qu’effet sens commun et imaginative sont une seule faculté, avec un même organe sous un rapport différent. Ils assument une double source de mouvement, venant du corps et venant de l’âme. On peut citer comme parallèle ce que dit Jean de la Rochelle à propos de la faculté « qui est appelée sens commun et fantasia, mais chez les médecins ce sont une seule faculté, chez les philosophes ce sont deux facultés ». On rencontre aussi cette discussion chez Albert le Grand dans ses Questiones de anima et plus tard dans la Scientia libri de anima de Pierre d’Espagne.

Le commentaire (Commentum) d’Albert le Grand sur le De anima n’est pas un commentaire littéral, mais une paraphrase, comme c’est le cas de tous ses commentaires sur Aristote, écrits à la demande de ses frères et étudiants. Cette paraphrase est enrichie de développements de nature philosophique et scientifique. Ainsi, la question de savoir comment le sens commun peut être indivisible et divisible à la fois est discutée longuement avec un recours à la mathématique : le sens commun est comparé au point central d’un cercle qui divise un diamètre en deux. La ‘digression’ qui suit est en fait un prolongement de cette discussion, comprenant des objections et des réponses. Albert y fait notamment référence à la théorie de la lumière de saint Augustin et traite des rapports entre l’âme végétative, l’âme sensible et l’âme rationnelle. Albert suit clairement la tradition aristotélicienne pour la distinction des cinq sens intérieurs, tandis que dans son traité De homine le sens commun semble être une sorte de faculté intermédiaire entre la perception extérieure et la perception intérieure. Il parle également de la localisation de l’organe du sens commun dans le cerveau (ici aussi on peut constater une différence entre le traité De homine, antérieur, et le commentaire au De anima) ; on trouve la localisation des facultés qu’on a déjà vue par exemple chez l’Anonyme de Gauthier, avec les trois ventricules, dont le premier contient le sens commun.

 

Pierre d’Espagne, « Sciencia de anima » par rapport à Albert le Grand, « Questiones de anima »

 

Les deux textes (l’un un traité indépendant, l’autre une partie d’un traité beaucoup plus large) abordent naturellement les mêmes thèmes et cela plus ou moins dans le même ordre : la nécessité de poser le sens commun, la nature du sens commun (avec définitions), l’organe du sens commun, son objet ou fonction, et son action. Ce sont les cinq points présentés par Albert sous forme de questions, qu’il discute longuement avec de nombreux arguments et en citant diverses sources. Par contre, Pierre d’Espagne n’argumente pas, il présente simplement sa vision. Il n’adresse pas la question de savoir pourquoi le sens commun est appelé commun, mais il est beaucoup plus détaillé sur l’organe du sens commun et en général sur l’aspect physiologique de la perception des sens, ce qui semble montrer, comme cela a déjà été dit, qu’il avait déjà fait des études de médecine. Il parle aussi à plusieurs reprises des erreurs qui peuvent se produire dans la perception, notamment quand le cerveau subit un nocumentum. Contrairement à Albert, il considère que le sens commun et l’imaginatio sont la même chose en substance, mais diffèrent selon leurs fonctions et opérations. Vers la fin il ajoute que bien qu’on dise généralement que l’imaginatio ne discerne et ne juge pas, la raison dicte qu’elle le fait pourtant, en direction de l’intérieur[1].

Les deux auteurs parlent de l’unité du sens commun, qui est à la fois un et divers, et donnent l’exemple du point central d’un cercle (ou de la source dont découlent des courants d’eaux, ou du point lumineux central). Ils citent aussi d’autres exemples puisés dans les auteurs anciens (le lait qui est blanc et doux à la fois, le chien qui craint le bâton, la goutte d’eau qui tombe lentement et donne l’impression d’une ligne, le vertige, etc.). Pierre d’Espagne mentionne à plusieurs reprises les animaux, qui eux aussi ont un sens commun.

Bref, par rapport au traité d’Albert, Pierre d’Espagne est beaucoup plus intéressé par le côté scientifique (i.e. physiologique) du système de la perception. Par contre, il n’essaie pas de clarifier son discours par l’argumentation et il ne cite jamais ses sources. Son œuvre semble être celle d’un savant plutôt que d’un maître soucieux de transmettre son savoir.

 

Pierre d’Espagne, « Sciencia de anima » par rapport à Albert le Grand, « Commentum »

 

Le commentaire d’Albert le Grand sur le De anima, probablement plus ou moins contemporain du traité de Pierre d’Espagne, n’est pas un commentaire littéral, mais une paraphrase, comme c’est le cas de tous ses commentaires sur Aristote, écrits à la demande de ses frères et étudiants. Cette paraphrase est enrichie de développements de nature philosophique et scientifique. Ainsi, la question de savoir comment le sens commun peut être indivisible et divisible à la fois est discutée longuement avec un recours à la mathématique : le sens commun est comparé au point central d’un cercle qui divise un diamètre en deux. La ‘digression’ qui suit est en fait un prolongement de cette discussion, comprenant des objections et des réponses. Albert y fait notamment référence à la théorie de la lumière de saint Augustin et traite des rapports entre l’âme végétative, l’âme sensible et l’âme rationnelle.

Ainsi, bien que les deux textes soient fondamentalement différents à cause de leur genre littéraire différent, on rencontre pourtant dans les deux des développements de caractère philosophique et scientifique. Chez Albert, ce sont plutôt les mathématiques et la philosophie d’Augustin sur la lumière qui font la différence avec les textes de la première moitié du XIIIe siècle, chez Pierre d’Espagne la science physiologique et médicale l’emporte.

Notons encore qu’Albert parle de l’organe du sens commun dans la digression sur les sens intérieurs, tout au début, en précisant que ce sont les Péripatéticiens qui sont à l’origine de cette théorie : « Ils ont donc localisé le sens commun dans la partie antérieure du cerveau, dans le lieu où concourent les nerfs sensitifs des cinq sens comme dans quelque centre, et ce lieu est moelleux et humide. Et après ce lieu il y a une plus grande dureté provenant de la froideur du cerveau et ils ont assigné ce lieu-là au trésor (thesaurus) des formes, dans lequel les formes sont retenues et immobilisées ; et ce trésor est appelé (faculté) imaginative ou formative […] » (voir n° 16)[2]. Pierre d’Espagne, tout en étant très détaillé sur ce point, ne fait pas mention de l’origine de la théorie de la localisation du sens commun dans le cerveau. Il ne mentionne pas ses sources et ne s’intéresse apparemment pas à l’histoire des théories auxquelles il adhère.

 

Robert Kilwardby par rapport à Albert le Grand et Pierre d’Espagne

 

Robert Kilwardby a parlé du sens commun non pas dans un commentaire sur Aristote, mais dans un traité sur l’imagination (De spiritu fantastico), dans le contexte de la transmission des images des sensibles à l’imaginatio par l’intermédiaire du sens commun. Son traité est très détaillé et cite de nombreuses sources, en premier Aristote et Augustin. Le fait que le sens commun ne constitue pas le sujet principal fait que sa discussion n’est pas systématique ; par exemple, la fonction fondamentale du sens commun (connaître tous les sensibles en même temps et les distinguer) est mentionnée dans la réponse à une objection. D’autres sujets, notamment le fait que par le sens commun nous sentons que nous sentons, ne sont pas traités du tout.

Par contre, la quatrième partie du traité (qui est organisé en quatre questions) est consacrée à l’organe du sens commun, comme quoddam incidens qu’on peut traiter opportunément à cet endroit. La discussion de cette question (quel est l’organe du sens commun), qui occupe 21 pages sur 78 dans la traduction anglaise de Broadie, est très détaillée et d’un niveau scientifique très élevé. A part Augustin et Aristote, qu’il tente de faire concorder, il cite Avicenne, Costa ben Luca, Pseudo-Galien, les livres d’Aristote sur les animaux qui traitent des aspects physiologiques des êtres vivants, Alhazen, et “les médecins anciens et leurs imitateurs modernes”.

Mis à part le caractère différent de ce traité, inhérent au fait qu’il est centré sur l’imagination, l’une des différences avec les textes d’Albert et de Pierre d’Espagne qui saute aux yeux est l’influence des écrits de saint Augustin (mentionné dans le commentaire d’Albert, mais beaucoup moins souvent). On s’est même demandé si Kilwardby a écrit ce texte principalement pour essayer de faire concorder les deux autorités (Aristote et Augustin). En tout cas, il s’y emploie jusqu’au bout.

L’un des points communs avec Albert (les Questiones de anima) et Pierre d’Espagne est évidemment qu’il s’agit de traités, sur l’âme chez les deux premiers, sur une partie de l’âme chez Kilwardby. Cependant, chez ce dernier la discussion du sens commun n’est pas systématique, comme on a vu, ce qui complique la comparaison. Il cite aussi beaucoup moins souvent les traités d’Aristote, sauf dans la dernière partie sur l’organe du sens commun.

Ce que Kilwardby a en commun avec Albert dans ses Questiones, c’est la discussion et l’argumentation, absente chez Pierre d’Espagne. Ce qu’il partage avec Pierre d’Espagne, c’est l’intérêt pour l’aspect physiologique du système de la perception des sens, visible surtout dans sa discussion de l’organe.

A propos de ce dernier sujet, comparons les trois auteurs. On a déjà vu qu’Albert, dans son traité, choisit la théorie d’Avicenne, selon laquelle l’organe du sens commun est situé dans le cerveau. L’auteur se base entièrement sur Avicenne et ne fait pas mention de la théorie des philosophi, citée notamment par l’Anonyme de Gauthier et l’Anonyme de Bernardini. Il est assez détaillé à propos de la constitution du cerveau, dont la première partie est ‘molle’, ce qui facilite la réception des sensibles. Sa discussion du problème, avec des arguments pour et contre cette position, repose d’ailleurs presque exclusivement sur Avicenne, même quand il avance que cet organe pourrait être situé dans le cœur ; seulement dans la réfutation des arguments contraires à sa solution il mentionne brièvement Averroès, et cela sur un point touchant à la virtus nutritiva.

Le Commentaire d’Albert sur le De anima n’ajoute rien de nouveau : comme il l’avait fait dans son traité Questiones de anima, Albert suit Avicenne pour la localisation de l’organe du sens commun dans la partie antérieure du cerveau. Ici non plus, il ne mentionne pas la théorie des philosophi ni la solution de l’organe double (l’origine et le plus proche).

Le texte de Pierre d’Espagne présente une explication très détaillée de la théorie à propos des sens internes, fondée sur le traité d’Aristote, mais aussi sur Avicenne et d’autres sources, qui ne sont jamais citées explicitement. Il a un caractère scientifique prononcé, donnant des détails sur la physiologie : les cellules du cerveau, les nerfs, le souffle, les artères. On retrouve ici la théorie de la double localisation du sens commun : il « tient sa première origine » du cœur, mais le cerveau est « le fondement proche et propre des vertus sensibles » et il a donc son siège propre dans le cerveau. C’est la théorie qui remonte à l’Antiquité, a été transmise par Alexandre de Hales et qu’avaient adoptée notamment l’Anonyme de Gauthier et l’Anonyme de Bernardini.

Kilwardby cite de nombreuses sources dans sa question consacrée à l’organe du sens commun, comme on a vu plus haut. Il essaie de faire concorder la théorie d’Aristote avec l’opinion de ses contemporains:

 

Ces choses-là donc sur l’organe du sens commun, nous les avons exposées en faisant concorder les propos d’Aristote avec les propos des autres sans assertion téméraire. Notez ici, lecteur, que nous avons fait concorder les propos d’Aristote et des autres pour cette raison, parce qu’il n’est pas vraisemblable que tous les médecins anciens et leurs imitateurs modernes ont erré en affirmant que les organes des sens propres ont leur origine dans le cerveau et qu’ils concourent au même endroit en un seul organe du sens commun[3].

 

Kilwardby combine scrupuleusement le souci pédagogique, l’explication détaillée et argumentée, et la citation de toutes ses sources avec un niveau scientifique élevé. C’est lui qui nous apprend le plus sur l’organe du sens commun.

 

Cependant, la nouveauté que ces auteurs apportent à la discussion de la doctrine du sens commun est située dans le caractère détaillé et le niveau plus élevé des explications scientifiques, non pas dans une vision totalement différente. Leur traitement est plus complet que les discussions précédentes, mais finalement, la différence avec par exemple le commentaire de l’Anonyme de Gauthier n’est pas énorme.

 

 

[1] Comme on l’a déjà vu, Albert traite ici l’imaginatio comme le premier des sens intérieurs et considère le sens commun comme une faculté intermédiaire entre les sens extérieurs et les sens intérieurs. Ce n’est pas le cas dans son commentaire sur le De anima d’Aristote.

[2] Cf. le traitement du sujet par l’Anonyme de Gauthier (n° 11).

[3] Cf. n° 18.
 

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