Le commentaire attribué à Richard Rufus est l’un des premiers commentaires sur le De anima sous forme d’expositio qui ait été conservé à notre connaissance (vers 1236/37)[1]. Il a eu une grande influence sur les auteurs postérieurs. Son explication du texte est très détaillée et procède passage par passage, incluant une division du texte méticuleuse. Le commentaire inclut aussi des notanda et des dubia, dont certains sont argumentés selon le schéma scolastique. Rufus insiste longuement sur les rapports entre action et passion, et surtout ajoute un long dubium à propos de l’unité du sens commun, se terminant sur la théorie de la lumière, inspirée par saint Augustin. Pour la doctrine concernant le sens commun, Rufus partage en gros l’opinion d’Aristote. Il considère que le sens commun n’est pas distinct de l’imaginatio et il argumente, contre l’avis d’Avicenne, que nous n’avons pas besoin de facultés distinctes pour percevoir, retenir et combiner des images venues des sens. Il y aura d’ailleurs une controverse sur la question si le sens commun est une seule puissance, entre l’Anonyme de Bazán, Albert le Grand, Adam de Buckfield et Anonymus Erfurt (pour et contre la solution de Rufus). A propos de l’organe du sens commun Rufus dit seulement qu’il a un instrument ‘dans un certain lieu dans le corps’ où concourent les voies des divers sens propres.
Le texte d’Albert le Grand présenté ici, c’est-à-dire le passage de ses Questiones de anima (ou Summa de homine, ca. 1240) est le plus prolifique et le plus complet des quatorze sources retenues pour la période avant ca.1250. La discussion des sens intérieurs dans les Questiones de anima est non seulement très longue, mais aussi très complexe, d’une part à cause de l’argumentation exhaustive des questions traitées (et souvent l’explication détaillée du texte d’Aristote), de l’autre par le nombre des sources citées et la profondeur de la discussion. Par exemple, la question à propos de la nature du sens commun est longuement discutée dans toutes ses facettes et la discussion s’appuie sur de nombreuses sources. Albert développe notamment la différence avec la phantasia et la différence entre forme et phantasma. Il est également le seul (à ma connaissance) à expliquer comment le sens commun peut se tromper. Il est évident que ce traité visait un niveau philosophique allant bien au-delà de la simple pédagogie, à la différence de son commentaire sur le De anima, qu’on verra plus loin et qui montre d’autres différences, par exemple dans la classification des sens intérieurs (dans les Questiones de anima le sens commun est une sorte de faculté intermédiaire entre la perception extérieure et la perception intérieure, tandis que dans le commentaire on trouve le classement traditionnel).
Le commentaire anonyme édité par Bazán (ca. 1246/47) est le résultat d’une reportatio de cours réellement enseignés à la Faculté des arts. Le commentaire est divisé en lectiones, mais la structure des lectiones est assez différente de celle du commentaire édité par Gauthier, que l’on verra ci-après : les lectiones de l’Anonyme édité par Bazán consistent en des divisions du texte extrêmement élaborées, une sentencia donnant le sens général du passage, et une expositio textus très détaillée. De plus, les leçons peuvent comprendre un ou deux notanda, mais elles ne comprennent pas de questions, ni de dubia, à la différence de la plupart des commentaires de cette époque. Parmi les thèmes relatifs au sens commun, l’auteur parle naturellement de tous les thèmes traités par Aristote et suit souvent le commentaire d’Averroès. Cependant, dans un notandum il situe les sens intérieurs dans le cerveau. Il distingue les termes fantasia et imaginatio et estime que ces vertus sont identiques selon la substance, mais différentes selon la fonction.
Le commentaire de l’Anonyme de Gauthier, à peu près contemporain, est très différent de caractère, bien qu’il soit lui aussi clairement le résultat d’une reportatio. Il est divisé en lectiones, correspondant clairement à un cours à la Faculté des arts. Le maître explique le texte d’Aristote, en insistant sur son raisonnement, et développe ensuite des questions sur des points douteux ou difficiles, questions qui sont dûment argumentées. L’explication de la parole d’Aristote est parfois assez brève, mais dans les questions il développe longuement certains thèmes, notamment celui de l’organe du sens commun : après avoir montré que le sens commun a un organe propre, l’auteur renvoie à une partie ultérieure : le sujet est traité plus longuement, dans une discussion de la nature du cerveau, dans la lectio 26, où il cite l’opinion des medici et des philosophi à propos de la localisation de cet organe. Ce développement comprend la théorie sur la constitution du cerveau et ses cellules, décrite par les médecins. Dans la partie relatant l’opinion des philosophes, l’auteur reprend, dans la discussion des vertus appréhensives (sensus communis, fantasia, imaginatio, estimatio, opinio particularis, memoria), la distinction entre fantasia et imaginatio que l’on trouve notamment chez Avicenne : la première faculté retient les formes reçues, la seconde les rappelle plus tard. L’auteur estime que ces vertus ont le même organe tout en différant selon les fonctions, mais elles diffèrent de l’intellect et des vertus qui s’y rapportent. Cette discussion montre en tout cas l’intérêt du maître pour les questions de philosophie naturelle et sa connaissance des sources.
Quant à Adam de Bocfeld, on peut qualifier son commentaire littéral d’éminemment pédagogique. Il n’ajoute pas de discussions plus techniques ou philosophiques, comme Rufus l’avait fait. Par contre, il insiste sur la structure de l’argumentation d’Aristote et se sert du vocabulaire typique du raisonnement logique. Il se réfère à Rufus (sans le citer explicitement, bien entendu) dans le notandum sur l’instrument du sensus communis. Adam connaît donc probablement le commentaire de Rufus. Mais il ajoute un exemple, à propos de la pomme, venant d’Averroès, comme il dit explicitement. Il donne aussi un exemple qu’on n’avait pas rencontré auparavant et qui est repris par l’Anonyme d’Erfurt : celui du bouclier en partie noir et en partie blanc, également pris dans Averroès. D’autre part, il insiste sur le fait que les sens propres distinguent aussi des différences, à savoir celles de leurs propres sensibles.
Le commentaire anonyme du ms. d’Erfurt est un commentaire courant et est sans doute l’abrégé de celui d’Adam de Buckfield. Dans la section sur le sens commun l’auteur explique scrupuleusement le procédé d’Aristote et ajoute des commentaires que l’on a déjà vus auparavant, par exemple la comparaison avec le point central d’un cercle, qui est à la fois un et multiple, et l’exemple du bouclier (scutum) qui reçoit à la fois le blanc et le noir tout en restant un, exemple qui figure aussi chez Adam de Buckfield.
Finalement, les gloses dans le ms. de Paris donnent surtout des résumés du texte d’Aristote, en particulier des divisiones textus. Elles sont très proches du commentaire d’Adam de Buckfield et de l’Anonyme de Gauthier. Il faudrait les comparer aux gloses de la Glossa Anglicana, qui ont, elles aussi, un rapport étroit avec Adam de Buckfield.
Comme on l’a remarqué au début, ces textes sont de nature diverse : des commentaires (sous forme d’exposition ou de questions), des traités et des parties d’œuvres plus larges. En les comparant entre eux, il faut bien entendu tenir compte du genre littéraire et du but dans lequel ils ont été composés.
Je fais suivre une comparaison plus détaillée entre quelques auteurs appartenant à cette période, à savoir deux commentaires intéressants et influents :
Anonymus Gauthier par rapport à Richard Rufus
La comparaison entre le commentaire anonyme édité par Gauthier et celui attribué à Richard Rufus (cité sous le nom Pseudo-Petrus Hispanus par Gauthier) montre des ressemblances, mais aussi beaucoup de différences. Il s’agit de deux commentaires textuels, qui s’efforcent d’expliquer le passage du De anima dans lequel Aristote parle du sens commun (sans utiliser ici cette appellation), un passage qui terminait le livre II, consacré au traitement de la sensation et des sens propres, mais qui, au moyen âge, était parfois considéré comme le début du livre III, parce que le sens commun était considéré comme l’un des sens intérieurs. Cette différence est d’ailleurs signalée explicitement par l’Anonyme.
Les deux commencent par une division du texte du chapitre (In hoc capitulo) selon le même système régressif (décrit dans la notice sur Rufus) ; le découpage du passage commenté est en gros le même : une division en deux entre partie introductive et partie principale, la dernière commençant à Quoniam autem album et dulce. L’Anonyme fait de cette seconde partie une deuxième lectio ; Rufus ne divise pas en lectiones, mais en passages.
Dans la première partie, les subdivisions correspondent à peu près, mais l’explication du texte est assez différente ; le passage sur la vue et la couleur est plus élaboré dans Rufus, et les développements assez longs de Rufus sur l’actio/passio et le medium correspondent à de brefs paragraphes chez l’Anonyme. Par contre, l’explication générale de l’Anonyme est beaucoup plus facile à suivre et les questions sont totalement différentes des questions de Rufus sur le passage : la première question de Rufus est en fait un dubium à propos du texte d’Aristote sur le problème de l’actio in patiente, la seconde est un dubium sur les mots sensibile secundum actum et sensitivum secundum actum. Les questions de l’Anonyme concernent : 1. la nature du sens commun par rapport aux sens particuliers ; 2. la signification du mot ‘commun’ et la nature de cette ‘communauté’ ; les questions 3 et 4 sont de brefs dubia. La première question est discutée selon le schéma de la question disputée : l’auteur accepte les arguments donnés pour la réponse négative et réfute ensuite les arguments avancés pour la réponse affirmative. Le sens commun a donc un organe distinct de ceux des sens particuliers, mais pour la question de savoir quel est cet organe il renvoie à un passage ultérieur, précisant que les medici et les philosophi diffèrent d’opinion sur ce point. L’explication suivra dans la longue lectio 26, à propos de l’imaginatio (éd. Gauthier pp. 440-441).
La seconde partie, la partie principale selon les deux commentateurs, est également divisée et subdivisée. Cette fois la subdivision diffère entre les deux commentateurs : Rufus distingue d’abord deux parties, puis il subdivise la première en trois parties avant de commencer un nouveau passage à Quod autem neque in separato. L’Anonyme divise le même passage en deux, puis il subdivise la seconde de nouveau en deux parties. Son explication est plus brève que celui de Rufus. Le passage suivant (Quod autem neque in separato) est traité par l’Anonyme en quelques lignes seulement, tandis que Rufus le développe assez longuement, insistant sur l’instant de la perception et du discernement des différents sensibles. Le passage suivant, commençant par At vero impossibile, est également divisé en deux par les deux commentateurs : la dubitatio posée par Aristote et la façon dont il la résout. Ici aussi, Rufus donne une explication bien plus longue que l’Anonyme, qui traite le passage dans une quinzaine de lignes.
L’explication de Rufus est suivie de deux notanda, donnant un commentaire plus approfondi de certains points, et trois dubia ou questions, dont les deux premiers dubia sont très brefs, tandis que la troisième question est développée plus longuement en un argument pour, un argument contre et la solution. Cette question concerne l’unité de l’instrument du sens commun : unité par adjonction ou par une nature unique. La solution comprend notamment un développement sur la nature de la lumière, sujet également traité par Jean de la Rochelle dans son Tractatus de divisione multiplici potentiarum anime (2, 47 ; voir n° 7).
De sa part, l’Anonyme n’ajoute pas de notanda, mais fait tout de suite suivre la question principale, à savoir quel est l’instrument ou l’organe du sens commun. Il cite d’abord des arguments pour dire que c’est le cœur, se basant sur d’autres textes d’Aristote (parfois à travers Avicenne), puis il dit qu’Aristote (en fait il s’agit d’Averroès) dit le contraire dans le texte et il cite le De differencia spiritus et anime de Costa ben Luca à l’appui ; la solution consiste en une discussion sur la double nature du souffle, répondant en même temps aux arguments contraires. Cette solution donne lieu à une dubitatio qui est en fait une objection : trois arguments pour montrer que le souffle vital n’est pas la cause du souffle animal et leur réfutation un par un.
Dans l’ensemble on peut donc dire que Rufus se concentre davantage sur l’explication détaillée du texte d’Aristote et qu’il s’intéresse à des sujets plus techniques de philosophie naturelle (le son, le rapport action-passion, le temps, la lumière), tandis que l’Anonyme se sent plus libre par rapport au texte de base : il donne une explication plus succincte et insiste davantage sur les questions qu’on peut poser, c’est-à-dire sur des points essentiels.
Il est intéressant de noter que pour ce passage les deux commentaires sont donc assez différents et qu’il n’y a que très peu de parallèles, tandis que dans d’autres passages, antérieurs ou postérieurs, Gauthier, dans son édition du commentaire anonyme, signale souvent des correspondances avec le commentaire de Rufus ou Ps-Petrus Hispanus (notamment sur l’imaginatio, pp. 428-432). On peut se demander pourquoi l’Anonyme est ici plus éloigné du commentaire de Rufus/Pseudo-Petrus Hispanus. Sans doute a–t- il utilisé d’autres sources, comme les textes des medici (voir sous n° 11). Mais surtout, me semble- t- il, son objectif est ici différent : il veut d’une part donner une explication générale plus brève et plus claire, d’autre part il s’intéresse à la question de l’organe du sens commun et sa localisation, un sujet que Rufus mentionne seulement avec les mots « un certain endroit dans le corps ».
[1] Ce commentaire a été édité sous le nom de Pierre d’Espagne et il a été appelé longtemps le ‘Pseudo-Petrus Hispanus’, à la suite de Gauthier. Il a été attribué à Richard Rufus par Rega Wood, qui a terminé, avec ses collègues, l’édition critique (voir sous VI.C.). Le commentaire authentique de Pierre d’Espagne (Petrus Hispanus philosophus) n’est pas retenu ici, parce que la partie concernant le sens commun n’a pas été conservée.
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