Part VI.C. Texts (32/32)

32. Francisco Suárez, (1548-1617)

 

Pour clore cette partie concernant le sens commun, j’ai fait un saut par-dessus les nombreux auteurs, sans doute intéressants pour certains, des XIVe et XVe siècles et de la première moitié du XVIe siècle pour arriver au docteur Jésuite Francisco Suárez, très influent philosophe et théologien de ce que l’on appelle la ‘seconde scolastique’. Ses contributions dans de nombreux domaines furent accueillies par des philosophes ultérieurs avec enthousiasme. Bien entendu, parmi ces domaines la métaphysique occupait une place centrale, ainsi que le droit et la politique. Cependant, la science cognitive était également un domaine dans lequel il semble avoir innové.

Dans son commentaire sur le De anima, publié en 1621, il donne une explication critique des opinions d’Aristote. C’est un commentaire énorme, comprenant un certain nombre d’idées qui diffèrent des théories traditionnelles du moyen âge1.

L’histoire de la composition de ce commentaire est intéressante. Il est issu de cours donnés par Suárez à Ségovie pendant la première moitié des années 1570. Peu avant sa mort Suárez se mit à réécrire le texte complètement pour publication, mais il n’arriva pas plus loin que les premiers chapitres. Finalement, l’œuvre fut publiée de manière posthume, en 1621, révisée par Baltasar Alvares. Et en 1978-1991 une édition critique avec traduction espagnole vit le jour :

F. Suárez, Commentaria una cum questionibus in libros Aristotelis De anima – Comentarios a dos libros de Aristoteles Sobre el alma, éd. S. Castellote Cubells, Madrid 1978-1991.

Comme ce fut le cas déjà dans les commentaires du XIVe et XVe siècle, Suárez ne suit pas le texte d’Aristote, mais il présente une série de problèmes intéressants, qu’il discute dans des disputationes, avec questions, articles, etc., souvent sans même citer le texte d’Aristote. Il organise son commentaire de façon systématique en quatorze grandes disputationes, la première à propos de la substance de l’âme en général, puis la substance des trois âmes, les facultés en général, etc. La Disputatio VIII concerne les sens intérieurs, la IX les facultés intellectuelles2. Son œuvre se présente donc comme une systématisation de la doctrine de l’âme, plutôt qu’un commentaire habituel.

Dans la discussion extensive des divers thèmes, l’auteur cite nommément un certain nombre de ses prédécesseurs, non seulement Thomas d’Aquin, mais aussi par exemple Ockham et Durand de Saint-Pourçain.

La Disputatio VIII, concernant les sens intérieurs, est composée de deux questions : 1. s’il y a un seul sens intérieur ou plusieurs ; 2. sur l’objet, les actes et l’organe du sens intérieur. La formulation de la seconde question suggère déjà la réponse à la première : il y a en réalité un seul sens intérieur, selon Suárez. C’est une opinion surprenante, mais on a vu que déjà Pierre de Jean Olivi (Part VI.C n° 25) considérait le sens commun comme comprenant en quelque sorte toutes les autres puissances intérieures : imaginativa, estimativa, memorativa et cogitatio, contrairement à l’intellect qui est bien une puissance distincte. Pour toutes les fonctions qu’on attribue à ces puissances intérieures, un seul sens suffit selon lui, à savoir le sens commun, mais on l’appelle différemment selon ces fonctions. On trouve cette théorie également chez Jean Duns Scot (Part VI.C n° 27).

L’édition critique étant récente, je donne ici principalement le résumé (avec traduction partielle) de ces deux questions.

La huitième disputatio est introduite de la façon suivante :

De sensibus interioribus

1. De hac re agit Aristoteles, 3 De Anima, cc. 2 et 3.
Cuius resolutio his conclusionibus continetur:

Prima conclusio: Praeter sensus externos, necesse est ponere alium sensum interiorem, qui discernat inter sensibilia propria sensuum externorum, et eorum operationes cognoscat.

Secunda conclusio: Sentire diversum est ab intelligere et stupere.

Tertia conclusio: Phantasia diversa est ab aestimatione, nam illa est in nostra potestate, et haec minime.

Quarta conclusio: Phantasia non est sensus, nec aliquis habitus intellectivus.

Quinta [conclusio]: Phantasia est motus factus a sensu in actu. Sensus enim exterior motus movet interiorem, et hunc inte­riorem motum appellamus phantasiam.

Haec docet Aristoteles de istis sensibus, et ea obscure et concise, quapropter maiore declaratione indiget haec materia. Breviter tamen de ea dicetur, quoniam pauciora nobis sunt nota de his sensibus (éd. p. 12).

La phrase concluant ces cinq thèses est la plus intéressante, car non seulement Suárez note ici, avec raison, que le passage d’Aristote concernant les sens internes est obscur et concis, mais il ajoute qu’il traitera cette matière brièvement parce que « assez peu de choses nous sont connues à propos de ces sens ».

 

La première question commence ainsi :

Dans cette question je suppose qu’il est donné un sens intérieur et pour cette supposition il faut noter que ces sept appellations : sens commun, phantasia, imaginative, estimative, cogitative, mémoire et réminiscence signifient une certaine puissance sensitive distincte des cinq expliquées plus haut, ou bien elles signifient des puissances diverses, ou bien la même en tant qu’elle est le principe de divers actes. Ce que nous allons voir tout de suite.

Ensuite, il traite ces sept facultés une par une, en commençant par le sens commun :

Sens commun. Donc le sens commun est dit une certaine puissance intérieure connaissant tous les propres des sens extérieurs, pouvant discerner entre ceux-là, et de cette opération distinctive principalement ce sens commun est conclu.

Pourquoi le sens commun est nécessaire. Car cette opération était le plus nécessaire à l’âme sensitive et elle ne pouvait convenir à un sens extérieur, car pour discerner entre deux choses il faut connaître les deux […]

Un autre argument est donné par Aristote dans le De somno et vigilia […]

Un autre argument est donné par Albert et Thomas (à propos des sensibles communs) […] et Thomas et Avicenne notent […]

Mais seulement ce premier argument mène à la conclusion qu’il faut supposer le sens commun. D’où il n’est pas dit ici qu’il est un sens universel, mais un certain sens particulier. Et il est dit commun par la communauté de l’objet, non parce qu’il perçoit les sensibles communs, mais parce qu’il connaît tous les sensibles extérieurs, et parce qu’il influe sur tous les sens extérieurs comme leur principe commun. Ainsi Thomas et Albert.

Mais tu diras : comment une seule puissance peut-elle connaître des sensibles aussi divers et souvent contraires ?

Certains disent que le sens commun est indivisible, mais par le fait qu’il est dans un organe étendu, selon les diverses parties de celui-ci il peut recevoir les images (species) des divers sensibles. Ainsi Philoponus.

Mais cette solution souffre de deux défauts : […] Troisièmement, elle ne résout pas la difficulté, car il est fictif de dire que les diverses images sont toujours reçues dans les diverses parties.

Et pour cela Themistius répond autrement, ici (ch. 8) que le sens commun ne reçoit pas en soi les images des sensibles, mais il juge de ce qui est posé dans les sens devant lui (de ante se positis in sensibus). De même Galien et Egidius.

Mais cela est une fausse opinion (sententia), car le sens commun ne juge pas sans connaître ; et il ne peut pas connaître s’il ne reçoit pas en lui les images, comme dit plus haut.

On répond donc que cette puissance est supérieure et plus parfaite, et pour cela plus universelle, réunissant en elle la vertu de tous les sens extérieurs ; et on peut voir par ce qui a été dit plus haut comment cela peut se faire. D’où Augustin (Super Genesim ad litteram 16) compare les sens externes à cinq courants d’eau émanant d’un seul sens commun comme d’une source (pp. 14-16).

Ensuite, Suárez traite la phantasia (pp. 18-22) et décrit l’imaginatio en une phrase : (« Imaginatio est idem cum phantasia, solum addit virtutem componendi sensibilia et fingendi impossibila ») ; il traite brièvement l’estimativa, la cogitativa, la memoria et la reminiscentia (pp. 22-26).

Ces choses traitées, il revient à la question (« His suppositis, circa questionem propositam varie sunt sententie ») et décrit six opinions différentes :

1. Il y a deux sens intérieurs distincts, le sens commun et la phantasia avec laquelle sont identifiées la mémoire, l’estimative, etc. C’est l’opinion de Perezius, qui cite Turisanus (commentaire sur Galien)3.
2. Il y a deux sens intérieurs, d’une part le sens commun et la phantasia formant une puissance, de l’autre l’estimative et la mémoire, selon Marcellus, dans ses Traditiones.
3. Il y a trois sens intérieurs : phantasia (identique au sens commun), cogitative (appelé ratio) et mémoire, selon Galien, ‘Nysenus’ (= Nemesius) et Valles dans ses Controversiae. Mais il faut noter que Galien entend par ratio l’intellect qu’il pense être une puissance organique […], « mais il ne faut pas penser que les autres auteurs scolastiques le suivent dans ce sens, mais peut-être ils comprennent par ratio la cogitative ».
4. Il y a quatre sens intérieurs : sens commun, phantasia, estimative ou cogitative, et mémoire, selon Thomas « et son école », De même, Averroès, Jean de Jandun (De anima II, q. 37) et d’autres. « Et celle-ci est l’opinion commune ».
5. Il y a cinq sens intérieurs : les quatre cités et en plus l’imaginative, considérée comme une puissance distincte de la phantasia, selon Avicenne et Albert le Grand.
6. Il y a six sens intérieurs, à savoir les cinq cités et la réminiscence, « qu’il suppose distincte de la mémoire ». La source de cette opinion n’est pas nommée (pp. 26-28).

Suit la discussion de ces six opinions et leur réfutation, examinant les fundamenta de chacune.

La première opinion, dit-il, est sans fondement suffisant. La deuxième a un fondement probable qui coïncide avec celui de la quatrième opinion. La troisième est seulement fondée sur une certaine expérience, mais n’a pas ses propres fondements ; son fondement sera résolu dans la question suivante (dist. 8, que. 2). La quatrième opinion, qui est parmi celles qui ont été citées la plus probable, a un double fondement.

Ici, Suárez entre en discussion avec Thomas, principale source citée pour la quatrième opinion :

Le premier fondement est qu’à propos de la connaissance sensitive, l’une se fait par les images (species) perçues, une autre par des images non perçues, et que les puissances recevant une connaissance par elles sont diverses, car les puissances prenant connaissance par des images sensibles de diverses rationes sont diverses. Et cela est confirmé parce que le jugement pratique et spéculatif sont des actes divers appartenant à des puissances diverses ; mais la puissance prenant connaissance par des images perçues connaît de façon spéculative, sans rapport avec la poursuite ou la fuite ; mais celle qui procède par des images non perçues juge de façon pratique qu’il faut fuir etc., parce qu’elle connaît sous le rapport (ratio) de la convenance ou l’inconvenance.

Le second fondement est que dans les puissances sensitives celle qui prend connaissance en présence de l’objet et en son absence sont distinctes. Cela est prouvé parce que […] celle qui appréhende et celle qui retient, la première a besoin d’humide, l’autre de sec, et ces deux choses ne peuvent pas prédominer dans un organe de la même puissance.

Et cela est confirmé par cette maxime : « Les choses qui sont unies dans les aspects supérieurs, etc. »

De ces fondements on comprend donc clairement l’opinion de saint Thomas, car pour connaître de façon intuitive par les images perçues de tous les sens il faut un sens intérieur, qui est le sens commun ; mais pour connaître de façon abstraite par ces mêmes images il faut autre chose selon le second fondement, et cela est la phantasia ; mais pour connaître de façon intuitive par des images non perçues il faut un autre sens, selon le premier fondement et cela est l’estimative ou cogitative ; mais pour connaître de façon abstraite par ces images il faut un autre, selon le second fondement et cela est la mémoire (pp. 28-30).

Puis, Suárez mentionne brièvement les fondements de la cinquième et sixième opinion, la première distinguant entre phantasia et imaginative, l’autre entre mémoire et réminiscence.

Ensuite, il passe à la conclusion, qu’il fait commencer par des notanda : « Pro decisione veritatis est notandum », qu’il appelle d’ailleurs fondements de la conclusion. Le premier est qu’il ne faut pas multiplier les sens internes au-delà du nombre d’opérations. Deux objections sont réfutées et il conclut : donc on a ici un fondement accepté par tous ceux qui procèdent correctement dans cette matière.

Le deuxième est qu’il ne faut pas supposer dans l’homme plus de sens intérieurs que dans les animaux ‘parfaits’ (in brutis perfectis), car en eux on trouve la nature sensitive avec toute sa perfection à l’intérieur du grade qui leur est propre, et si une opération dans l’homme semble être plus parfaite, il ne faut pas pour cela multiplier la puissance en lui, mais cela pourra provenir d’une plus grande perfection de la même puissance. Et sur la base de ce second fondement saint Thomas exclut la cinquième opinion d’Avicenne, car cette opération de l’imagination est trouvée seulement dans l’homme et ou bien elle appartient à l’intellect, ou en tout cas il suffit pour elle que la phantasia de l’homme soit plus parfaite et plus noble et qu’elle peut ainsi exécuter un acte plus parfait. Et par ce même fondement on exclut la distinction entre mémoire et réminiscence, car la réminiscence appartient seulement à l’homme et il a cela par la conjonction avec l’intellect, comme on a dit (p. 32-34).

Après ces notanda, Suárez formule sa première conclusion : il semble plus probable que le sens commun et la phantasia ne sont pas des puissances réellement distinctes. Et la même chose est vraie pour l’estimative et la mémoire, et en général pour la puissance prenant connaissance de façon intuitive et abstraite. Il poursuit en prouvant ce dernier point et ajoute :

Et par cela le fondement de la proposition opposée est détruit ; puis une confirmation du fait que les deux puissances ne sont pas distinctes. Suit encore une confirmation par argumentation et un argument par ‘expérience’. Finalement, une dernière confirmation : et cela est enfin confirmé en dernier, car la fonction du sens commun est d’attendre et de concourir avec tous les sens vers leurs sensations ; mais ceci est également la fonction de l’imaginative, comme l’expérience nous apprend, car si nous imaginons à propos de la même chose que nous n’avons pas en notre présence, nous ne la percevons pas, comme le déclarent aussi saint Thomas (?) et Themistius (De anima II, 11). La conclusion est ensuite résumée : le sens commun et l’imagination ne sont pas distincts, car s’ils l’étaient […]. Et supposer divers sens internes pour que l’un connaisse en présence (des objets) seulement, un autre en présence et en absence, est superflu et contre le fondement donné plus haut (Disp. 6, 2).

Mais il faut maintenant réfuter le deuxième fondement de la quatrième opinion, celle de Thomas, qui va à l’encontre de cette conclusion. D’abord, dans les choses matérielles la même chose peut être réceptif et conservatif […] De même, ces images ne sont pas seulement reçues dans l’organe mais dans la puissance même et de par sa nature il se fait que les images sont conservées mieux ou moins bien, bien que la disposition de l’organe aide quelque peu. Et l’expérience nous apprend que dans cette partie du cerveau dans laquelle est situé le sens intérieur, il n’y a pas cette diversité de disposition supposée par cette opinion.

Et à propos de la confirmation il faut dire que cette maxime est vraie quand il est nécessaire de diviser les puissances, mais ici il n’y a aucune nécessité (pp. 32-38).

Suit la deuxième conclusion : il est également plus probable que l’estimative et la mémoire ne sont pas des puissances réellement distinctes de la phantasia. Cette conclusion est ‘prouvée’ par trois arguments, dont le deuxième suscite une petite discussion (« Mais on dit peut-être que … Mais cela ne se comprend pas car … Et cela est confirmé car … »). Et ainsi, dit Suárez :

le premier fondement de la quatrième opinion, qui va à l’encontre de la conclusion, est résolu. Car la distinction de ces images perçues et non perçues est niée. Et de plus, il est nié que la connaissance de ces divers rapports (rationes) est tellement diverse qu’elle doit être attribuée à des puissances diverses. Je nie également que le jugement pratique et spéculatif se fait par des puissances diverses. Car ils se font mieux par la même puissance, puisque l’un est fondé sur l’autre (pp. 38-40).

La troisième conclusion suit de ce qui a été dit : il semble le plus probable que le sens intérieur est en réalité un seul. Cette conclusion, les autres étant supposées, est évidente, car le sens commun et la phantasia sont un seul (sens) entre eux ; et de même l’estimative et la mémoire entre elles, et encore l’estimative et la phantasia entre elles. La cogitative, la réminiscence et l’imagination ne sont pas comprises dans le nombre, comme dit plus haut, mais elles désignent seulement les divers degrés de perfection que ce sens a dans l’homme.

Et ceci, j’estime, est ce que dit Aristote, car d’abord, dans le premier chapitre du De memoria et reminiscentia il dit que […] donc il suppose un principal sens intérieur. Et dans le De insomniis, chapitre 1, il dit que la puissance d’imaginer est numériquement la même que la puissance de sentir, mais diverse par l’essence et la ratio […]

Et cela est également insinué par Thomas […] Et pour cela ce passage de la prima pars est expliqué par ses élèves.

En plus, il est clair que la phantasia ne doit pas être distinguée de l’estimative selon Aristote, car […] et pour cela Thomas […] dit que l’estimative est comparée à l’appétit sensitif, comme l’intellect pratique à la volonté. Mais il a été montré que selon Aristote la phantasia connaît la ratio de l’inconvénient et active l’appétit, et elle est comparée à lui comme l’intellect pratique ; donc selon lui la phantasia n’est pas distincte de l’estimative.

Finalement, que la phantasia et la mémoire ne sont pas distinguées est ce que dit Aristote expressément dans le De memoria et reminiscentia, où il dit que l’estimative est la mémoire qui conserve les images ; et elle conserve toutes les images perçues. Ainsi Aristote.

Et je ne vois pas ce qui pourrait être objecté contre cette conclusion qui n’a pas encore été réfuté, sinon peut-être que le propre des puissances matérielles est d’être déterminées par rapport aux objets particuliers et d’être divisées en plusieurs. Et de plus, que cette conclusion n’est pas affirmée communément, même peut-être par personne.

A la première objection on répond que […] A l’autre, on dit qu’il n’y a aucune partie de notre pensée (sententia) ici qui ne soit pas affirmée par des auteurs, et comme ceux-là mêmes ne sont pas d’accord entre eux, nous avons pu prendre de chacun ce qui est conforme à la raison, et ne consentir avec aucun sur toute la ligne. Ajoute que l’autorité d’Aristote nous conforte (pp. 40-44).

Suit encore un doute : si ces puissances sont distinguées seulement du point de vue formel, et ayant des définitions différentes, elles sont formellement distinctes. La solution (solutio dubii) commence par réaffirmer la conclusion : la quatrième conclusion est néanmoins : le sens intérieur est une seule puissance réellement et formellement, elle est seulement distinguée par la ratio, selon qu’elle est comparée aux diverses actions, ou est conçue par des concepts inadéquats. La ‘preuve’ suit directement, puis le propos est expliqué et confirmé :

dans la partie intellective il y bien divers noms désignant l’intellect, comme intellect, raison, mémoire, intellect pratique, spéculatif, etc., et pourtant il y a là une puissance formellement. Et c’est pareil dans la volonté etc. De même, si de cette façon les puissances devaient être distinguées réellement, il n’y aurait pas quatre, mais plus de six sens intérieurs, car l’imaginative a une action différente de la phantasia et peut être définie de façon différente, et de même pour la réminiscence, etc. Et à cause de cela il y a un seul sens formellement exerçant ces actions, que nous appelons par divers noms selon qu’il est comparé à diverses actions ; et d’autres définitions ne sont pas des définitions adéquates de cette puissance, mais plutôt certaines explications de notre concept (pp. 44-46).

Ainsi s’achève la première question de la huitième Disputatio.

La Question 2 concerne l’objet, les actions, le sujet et l’organe du sens intérieur. Suárez l’annonce ainsi :

Une fois connue la vérité de ce sens intérieur, ce sera facile d’expliquer tout ce qui se rapporte à lui.

Son objet est tout sensible perçu par un sens externe. (probatur) Mais il faut noter que, comme dans les sens externes il y a certains sensibles propres […], de même dans le sens intérieur quelque chose est connue comme sensible propre en soi, primairement, et connaissable par sa propre image ; et cela est le sensible en commun, comme il l’abstrait des sensibles propres des sens externes ; mais quelque chose est connue du sens intérieur comme modifiant son propre objet, et de cette façon sont connues les rationes non perçues, comme celle de l’inconvénient, de l’inimitié, et de la même façon il connaît les sensations des actions externes. Finalement, toutes ces choses qui ne sont pas représentées par les images des sens externes et pourtant elles sont connues par lui.

Les actions de ces sens, c’est-à-dire de ce sens, est le fait de prendre connaissance de tous les sensibles et de les distinguer, ainsi que le jugement pratique ou spéculatif d’une chose, et enfin la mémoire des choses passées, comme il est clair de ce qui a été dit plus haut (pp. 46-48).

Ici, Suárez fait suivre deux notanda à propos du sens intérieur dans les animaux. Le premier, pour expliquer ces choses et aussi le sujet de ce sens, est que nul animal est aussi imparfait qu’il n’a pas de sens intérieur, car tous les animaux ont l’appétit [et ils doivent donc juger si la nourriture leur convient …] ; de cet argument Aristote (De anima II, 2 et III) conclut que tous les animaux ont la phantasia, et tous les interprètes le suivent.

Le deuxième notandum est que ce sens n’a pas la même perfection dans tous les animaux et ne peut pas choisir ces mêmes opérations, ni se dirige vers le même objet adéquat, car dans les animaux qui ont seulement le toucher, et peut-être aussi le goût, ce sens est très imparfait et l’image en l’absence de l’objet ne leur sert pas.

Suárez procède ici à défendre Aristote, qui en disant (De anima III, 11) que ces animaux n’ont pas la phantasia, ne se contredit pas, car en d’autres endroits le nom est utilisé de façon large pour désigner n’importe quel sens intérieur ; seulement, ces animaux n’ont pas la parfaite puissance de connaître en l’absence de l’objet ; et la même chose pour d’autres animaux qui ont un sens interne un peu moins imparfait, mais qui n’ont pas la mémoire. Mais certains animaux plus parfaits ont ce sens parfait, tant en ce qui concerne la mémoire que l’estimative et le sens commun, et même ils ont une prudence naturelle, et dans certains aussi la faculté d’être dressé (disciplinabilitatem).

Qu’ils aient un rapport à la mémoire ne peut pas être nié – quoique Scotus en dise – car des expériences évidentes montrent cela, car un éléphant poursuit pendant plusieurs jours la vengeance contre celui qui l’a blessé ; et un animal connaît le lieu où il a l’habitude d’être accueilli. La même chose est claire parce qu’ils vont avec détermination vers une chose absente, donc à cause d’une certaine impression retenue dans la mémoire. Suivent deux objections possibles (« Tu diras … », « De même … ») et leur réfutation ; dans la seconde, il cite, outre Aristote, Themistius, Albert, Thomas, Averroès. L’exemple des abeilles notamment, qui retournent aux fleurs qu’elles ont goûtées une fois, prouve que ces animaux-là ont une mémoire. Suit encore une discussion à propos de ce que dit Aristote, avec citations de Simplicius, Averroès, Philoponus, puis Thomas, distinguant les animaux possédant la mémoire avec l’ouïe, et ceux qui ont juste la mémoire. Puis Suárez ajoute un passage sur les abeilles, qui ont la mémoire et la prudence naturelle, mais il n’est pas certain qu’elles n’entendent pas ; il cite Aristote et réfute Thomas, et se réfère même à l’Ad Herennium de Cicéron, qui dit que la mémoire fait partie de la prudence (pp. 48-54).

Dans la passage suivant, Suárez adresse la question de l’organe du sens intérieur. Il opte pour la position de Galien, Hippocrate et d’autres : il est dans le cerveau. Cela se prouve par l’expérience, et si on objecte avec des passages de l’Evangile, il faut dire que là il est question des pensées de l’intellect (et l’intellect n’a pas d’organe) et là ‘le cœur’ est pris pour l’âme ou pour l’appétit.

Et si l’on demande dans quelle partie du cerveau se situe le sens intérieur, il faut noter que selon les spécialistes de l’anatomie (anatomistae) on trouve dans le cerveau trois ventricules ; et ceux-là suivent l’opinion de Galien sur la distinction de trois sens internes, et ils disent que le premier ventricule est l’organe du sens commun ou de la phantasia, celui au milieu de la cogitative, le dernier de la mémoire. Et cela est confirmé par l’expérience empruntée au Liber de differentiis symptomatum, car quand l’organe du sens intérieur est abîmé, son opération l’est aussi et elle cause la démence. Et il y a trois causes à la démence : une est quand il y a erreur dans la connaissance du sens extérieur, ce qui se fait quand la partie intérieure du cerveau est abîmée, parce qu’alors le sens commun, d’où la vertu de la sensation est dérivée vers les sens externes, est affaibli ; la deuxième est parce que le jugement ou la raison est abîmée, ce qui arrive par l’infirmité du moyen ventricule. La troisième façon de lésion est dans la mémoire, et cela arrive à cause de l’infirmité de la dernière partie du cerveau. Et si toutes les parties du cerveau sont abîmées, toutes les opérations se font mal, comme il arrive chez les frénétiques4.

Et de cette expérience, largement confirmée par Galien, ils concluent que ces trois puissances sont distinguées et ont leurs substrats dans les ventricules mentionnées. Mais on répond que tous ceux-là ne sont pas des organes du sens intérieur, car celui-là est un et ne peut pas être en trois. De même, car dans beaucoup d’animaux il y a la mémoire, la phantasia, etc., sans qu’en eux ces ventricules sont distincts. De même, cette assignation va à l’encontre de Galien, qui dans De usu partium, ch. 10, enseigne que ces ventricules sont constitués autrement, car il dit que dans la partie antérieure il y en a deux, et un autre dans la partie postérieure, et un passage (meatus) commun au milieu. Et il explique leur usage autrement, car il dit que les deux antérieurs sont l’organe de l’odorat, ce que nous avons rejeté plus haut (disp. 7, qu. 12) ; mais il ajoute qu’ils servent aussi pour qu’en eux soient élaborés les souffles animaux nécessaires pour sentir. Et par le ventricule intermédiaire se passe, dit-il, le passage (transitus) de ces souffles, et dans le dernier et troisième il dit que la puissance sensitive est en vigueur. Et peut-être il est ainsi que ce dernier ventricule est l’organe du sens intérieur ; à ce propos longuement Vesalius, 7 De fabrica, cap. 6.

Et l’expérience n’est pas convaincante, parce que la même puissance est abîmée diversement, comme la vue est parfois abîmée de sorte qu’elle ne puisse pas voire loin, parfois d’autres façons ; et les causes de ces lésions diverses sont inconnues. Ainsi la vertu sensitive intérieure est aussi abîmée diversement, car comme elle requiert un organe tempéré, et que l’organe peut être abîmé diversement, ainsi (ita ut) les causes de la lésion peuvent être diverses. D’où Aristote, dans le livre De insomniis et imaginationibus, ch. 3, dit que diverses images des frénétiques ont diverses causes, pourtant aucune n’est certaine.

Mais il reste deux doutes. Le premier est si le sens intérieur peut être abîmé sans que l’extérieur soit abîmé. Beaucoup pensent que non, mais il est plus vrai que si, car l’expérience apprend que quelqu’un peut être frénétique et apercevoir des monstres qu’il ne voit pas etc., bien qu’il ait des yeux sans lésion, comme il est clair, car même s’il ferme les yeux, il subit la même lésion, donc c’est un signe que la lésion est dans la phantasia et non dans le sens extérieur. Et la cause est que […].

Le deuxième doute est si l’imagination peut faire tomber (facere casum), comme il est dit communément. Et Thomas, dans le Contra Gentes, ch. 3, dit que l’imagination seule est la cause de la maladie et de la santé. On répond que cela peut arriver, car avec l’opération imaginative les souffles animaux sont mus et se répandent à travers le corps et à cause de cela, si l’imagination est véhémente, il se produit un grand bouleversement ou une grande commotion des souffles animaux. Et souvent une chaleur véhémente se produit, et de là proviennent divers effets dans le corps. L’imagination met aussi, comme nous l’avons dit, l’appétit en mouvement, et l’appétit excité produit l’humeur (humor), qui coopère avec la passion de celui-là, et ainsi, de l’imagination provient un réel effet dans le corps.

Mais ces choses-là suffisent à propos des sens (pp. 56-60).

Ainsi s’achève donc cette Disputatio à propos de la faculté intérieure, considérée par la grande majorité des philosophes antérieurs comme un ensemble de plusieurs sens. Suárez propose non seulement une théorie originale (bien qu’esquissée déjà par Pierre de Jean Olivi), à savoir que nous avons un seul sens intérieur, qui a diverses fonctions et est appelé de divers noms selon ces fonctions. Il donne aussi une discussion approfondie des diverses opinions de ces prédécesseurs et développe sa pensée notamment en dialogue avec le traitement de Thomas d’Aquin, tel qu’on le trouve dans la Summa theologie I, 78 et les Questiones de anima q. 13.

Ce dialogue a d’ailleurs été étudié de près par James B. South (voir la bibliographie), qui fait observer par exemple qu’à propos du nombre des sens intérieurs Suárez utilise un argument utilisé par Thomas, à savoir qu’on ne doit pas supposer davantage de sens intérieurs dans l’homme que dans les animaux parfaits et que les puissances additionnelles dans les humains sont dues à la plus grande perfection du même sens. Le principal problème pour la réduction des sens intérieurs à un seul sens, pour Suárez, est l’argument concernant la composition physique des sens internes, mais il réfute cet argument en disant que la réception et la rétention des images n’est pas totalement matériel, mais plutôt un processus intentionnel. Il attaque aussi l’importance de la différence entre images perçues et non perçues. Et finalement il conclut que le sens interne est un seul en réalité et formellement, tandis que les divers noms qu’on lui donne montrent seulement une diversité imposée par la raison. Ainsi, le sens intérieur devient fondamentalement un simple intermédiaire entre la variété des sensations des sens externes, qu’il unifie dans une unité cohérente, et l’intellect. Et cela constitue une rupture nette avec la tradition.

D’autre part, la discussion de cette tradition nous révèle les connaissances larges qu’a Suárez des écrits concernant ce thème, non seulement de Thomas, mais de nombreux autres auteurs. Ce qui reste à savoir est si Suárez a fondé une nouvelle école ou si dans la suite on est revenu à la richesse des divers sens intérieurs.

 

Disputatio VI, qu. 4

Il y a un autre passage où Suárez parle du sens intérieur, à savoir dans la quatrième question de la Disputatio VI : « Utrum aliquis sensus possit cognoscere proprium actum ». Il s’agit donc de la perception de la perception, thème déjà traité par Aristote, qui est cité dès le début : « Et videtur quod sic ex Aristotele […] ubi ait quod visus videt se videre […] ». Deux opinions sont mentionnées : celle qui maintient que les sens externes peuvent percevoir leurs propres opérations (sont cités notamment Themistius, Averroès, Platon dans le Thaetetus) et l’autre opinion disant que nul sens externe ne peut percevoir sa propre opération, mais que le sens intérieur peut percevoir l’opération des sens externes (cités à l’appui Thomas, Albert et Duns Scot).

La première conclusio est que nulle puissance sensitive ne connaît proprement et par un acte distinct sa propre opération. Cette ‘conclusion’ est dûment argumentée, puis Suárez dit qu’on conclura que nul sens est cognitif de ses images (species).

La deuxième conclusio est que nul sens ne peut par son propre acte percevoir l’acte d’un autre sens par la propre image de celui-là, et comme une partie de son propre objet. Cette ‘conclusion’ est insinuée par Philoponus et Simplicius, entre autres, et elle est à son tour argumentée ici.

La troisième conclusio est que le sens intérieur perçoit d’une certaine façon son acte, non par la réflexion, mais d’une façon imparfaite et comme dans l’exercice de l’acte. Suit une brève argumentation, mais sans citer des sources.

La quatrième conclusio est que le sens intérieur connaît d’une façon spéciale l’opération des sens externes, non par ses propres images, mais par les images des sensibles externes, comme modifiées dans ces sens externes mêmes. Suit une argumentation un peu plus longue, avec une seule référence à Albert le Grand.

Mais, dit Suárez, il reste des difficultés à propos de la première ‘conclusion’, venant de certains passages d’Aristote (dans le De insomniis et imaginativa, et le De memoria et reminiscentia), et un argument à l’encontre de la première et deuxième ‘conclusion’, ainsi qu’un passage d’Aristote dans le De somno et vigilia qui va à l’encontre de cette dernière, car là il déclare que le sens commun connaît les sensations externes.

Toutes ces difficultés sont résolues (« Ad primum locum respondetur », etc.). La question se termine ainsi :

D’autres répondent que le sens extérieur ne sent pas en soi seul sa sensation, mais comme uni avec le sens commun et comme fait un avec lui il la sent. Ceci est insinué par Albert, Franciscus de Ferrara, et Caietan. Mais la distinction consiste seulement dans les mots, car en réalité ils disent que le sens commun connaît les actes des sens extérieurs. Et comment il faut comprendre cela, a déjà été dit.

Nous avons donc ici un résumé intéressant d’une vieille question, mais sans l’originalité trouvée dans la Disputatio VIII.

 

Bibliographie sélective :

T. Aho, « Suárez on cognitive intentions », in Mind, Cognition and Representation: The Tradition of Commentaries on Aristotle’s “De anima”, éd. P.J.J.M. Bakker et J.M.M.H. Thijssen, Aldershot (Ashgate) 2007, pp. 179-202;

The Philosophy of Suárez, éd. B. Hill & H. Lagerlund, Oxford 2012;

C. Leijenhorst, « Suárez on Self-Awareness, in The Philosophy of Suárez, pp. 137-153;

J.B. South, « Suárez on Imagination”, in Vivarium 39 (2001) pp. 119-158;

J.B. South, « Suárez and the Problem of External Sensation”, in Medieval Philosophy and Theology 10 (2001) pp. 219-240.

 

1 T. Aho, « Suarez on cognitive intentions », voir Bibliographie, pp. 179-202.

2 T. Aho, p. 182.

3 Notons que c’est aussi l’opinion de Jean Buridan (voir plus haut n° 30).

4 Cf. Jean Buridan, qu. 24 (trad. Biard, p. 471).

 

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