Part VI.C. Texts (30/32)

30. Jean Buridan

 

Nota : Compte tenu du fait que les commentaires de Buridan sur le De anima ont été édités, traduits, et largement commentés, je ne donnerai pas ici les textes concernant le thème du sens commun, mais je me limiterai à une brève discussion, basée sur les travaux de mes collègues (voir Joël Biard, Paul Bakker, Sander de Boer, etc.). En plus, dans un volume récent : Questions on the Soul by John Buridan and Others, le sens commun est discuté à divers endroits et en particulier dans un article de Henrik Lagerlund, « Awareness and Unity of Conscious Experience : Buridan on the Common Sense ».

Jean Buridan est évidemment un cas complexe, puisqu’on compte trois versions authentiques de son commentaire sur le De anima selon les spécialistes1. En plus, il a parlé longuement du sens commun dans chacune des rédactions de ses Questiones in libros De anima. Dans la rédaction la plus ancienne (appelée par le nom de l’éditeur « édition Lokert »), il traite le sujet dans deux questions : sur la nécessité du sens commun et sur le nombre des sens internes (comprenant le sens commun) ; la deuxième rédaction (appelée « non de ultima lectura ») comprend également ces deux questions, mais dans la troisième (appelée ultima lectura)2 Buridan consacre quatre questions aux sens internes, notamment parce que certains thèmes discutés dans les deux versions précédentes sont maintenant développés dans une question à part. Ces questions sont les suivantes :

II, 22 Faut-il supposer un sens commun en plus des sens externes ? (traduction Biard, pp. 447-453) ;
II, 23 Faut-il supposer d’autres sens internes en plus du sens commun ? (traduction Biard, pp. 454-470) :
II, 24 Puisque personne ne situe l’organe ailleurs, est-il situé dans le cœur ou dans le cerveau ou la tête ? (traduction Biard, pp. 471-488) ;
II, 25 La sensation se fait- elle subjectivement (comme dans son propre substrat) dans les organes des sens extérieurs ou ces organes reçoivent-ils seulement les images (species) sensibles, la sensation ayant lieu exclusivement dans le cœur ? (traduction Biard, pp. 489-500).

On voit qu’ici la discussion est détaillée et complexe. La première question est traitée relativement vite en trois conclusions3 : 1. En plus des sens externes il faut poser une autre faculté cognitive ; 2. cette faculté cognitive interne est un sens ou une faculté sensitive ; 3. il faut donc se donner un sens commun en plus des sens externes, et ce sens mérite d’être appelé commun parce qu’il peut appréhender les sensibles propres de tous les sens externes ; et cela passe par les intentions ou images sensibles transmises des organes des sens externes à l’organe du sens commun, et c’est par ces intentions que nous jugeons voir ou entendre, etc.

La deuxième question concerne le nombre des sens internes. A la différence de ses deux commentaires précédents, Buridan argumente ici pour la théorie de deux sens internes seulement (au lieu de quatre). Après avoir décrit la théorie précédente, citant notamment Averroès et Avicenne (et la division du cerveau en cellules où se situent les facultés intérieures), il se prononce pour la position contraire : « On soutient l’opposé puisque tous les modes de nos connaissances peuvent être sauvegardés par les sens externes, par le sens commun et par l’intellect, puisque le sens commun est une faculté supérieure aux sens externes, comme l’intellect à tous sens […] Donc on peut dire que tout ce que nous connaissons au-delà des sens externes, nous le connaissons par le sens commun, excepté les choses qui sont connaissables seulement par l’intellect ». Il répond aux objections possibles et résume en disant qu’il y a toujours eu des opinions diverses, comme on le voit par les arguments rapportés, des arguments dans lesquels on touche à « plusieurs grandes difficultés ». Ces difficultés ou doutes sont discutés à fond ; Buridan concède que la fantaisie conservatrice est effectivement différente du sens commun, comme l’a dit Aristote. Ainsi, il pose donc deux sens internes. Finalement il constate que « le cinquième argument touche à une grande difficulté, à savoir quels sont et où se situent les organes de ces facultés, à savoir du sens commun et de la faculté conservatrice dont on a parlé » et c’est ainsi qu’on passe à la question suivante : où se situe le sens commun.

Buridan traite donc la localisation de l’organe du sens commun dans une question à part et surtout dans une longue digression suivant cette question. Ici aussi il change d’opinion par rapport aux commentaires précédents, où il avait situé l’organe du sens commun dans la partie antérieure du cerveau. Regardons de plus près cette question sur la localisation. Il donne d’abord une série d’arguments en faveur de la localisation dans le cerveau (arguments basés sur la tradition médicale, e.a. Galien et Avicenne), puis pour la position contraire (basés sur Aristote, Avicenne, Averroès) avant de déterminer la question en acceptant la deuxième opinion (« Et dico cum Aristotele quod illud organum est cor … ») ; il prouve cette position notamment en citant la théorie aristotélicienne de la primauté du cœur comme organe hégémonique du corps4.

Cependant, Buridan n’est pas satisfait de cette solution : « Pourtant, je ne crois pas que pour cela on doive tout à fait rejeter ce qu’ont dit beaucoup d’autres et de nombreux auteurs au sujet de la tête ou du cerveau. C’est pourquoi je veux poser cette conclusion : par nécessité le cerveau concourt, ou activement ou passivement à ce que se produise une sensation dans le sens commun ». Le cerveau ‘assiste’ le cœur, ce qui explique plusieurs phénomènes, notamment que la lésion du cerveau provoque un dysfonctionnement mental ; il sert aussi à tempérer des passions impétueuses qui, sans lui, viendraient des sens externes directement au cœur. Dans le passage suivant Buridan explique comment s’opère la coopération entre le cœur et le cerveau sur le plan physiologique : un nerf sensitif (nervus sensitivus) relie le cœur à la partie frontale du cerveau, se divise ensuite en nerviculi connectés aux organes des sens extérieurs ; ce nerf véhicule les images (species) des objets vers le cœur et par lui le cœur envoie les souffles sensitifs aux sens externes quand on est réveillé (mais il est bloqué pendant le sommeil). D’autre part, un second passage (via) relie la partie dorsale du cerveau au cœur, véhiculant les species qui permettent à la mémoire de rappeler des images, notamment durant le sommeil. Ainsi, dit Buridan, « toutes les apparences semblent pouvoir être sauvées par cette voie », mais il ajoute encore une longue discussion à propos des arguments avancés pour le rôle du cerveau, sur les organes nécessaires pour la sensation (trois selon Buridan : le cœur, un autre dans la partie antérieure du cerveau, un troisième dans la partie postérieure de la tête, « où les images sont conservées quand la sensation a cessé dans le cœur »), sans insister sur les appellations, car « les noms signifient à plaisir » (ad placitum) ; et dans un « dernier doute » il discute la disposition des cellules dans le cerveau.

Pour résumer, Buridan adopte donc lui aussi une position selon laquelle le cœur et le cerveau peuvent être considérés tous les deux comme le lieu où est situé le sens commun : d’une part le cerveau, parce que c’est là que passent d’abord toutes les species des sensibles, mais aussi le cœur, parce que c’est là que la sensation est complétée et se fait subiective (comme son propre substrat) ; le cœur reste donc l’organe primaire, tandis que le cerveau est le premier chronologiquement.

Comme le soulignent Beneduce et Bakker5, Buridan ne répète pas seulement la position connue, mais il va plus loin en essayant de décrire le processus de la sensation interne dans des termes anatomiques et physiologiques, montrant ainsi la contribution des medici. Au sujet des passages entre cœur et cerveau les deux auteurs citent comme source comparable le traité de Robert Kilwardby (voir Part VI, C, n° 18), mais ils estiment avec raison que la description de Buridan dépasse les prédécesseurs par les détails et la précision6.

La dernière question du livre II concerne le processus de la sensation proprement dite, à savoir si la sensation se fait subjectivement (comme dans son propre substrat) dans les organes des sens extérieurs ou si ces organes reçoivent seulement les images sensibles, tandis que la sensation serait seulement dans le cœur. Ici aussi, Buridan donne une explication détaillée, appuyée sur des expériences. Après l’argumentation pour les deux réponses possibles, Buridan dit que cette question lui semble « assez difficile » et explique ce qui lui semble être l’opinion d’Aristote et d’autres (Avicenne, Averroès) ; il résume : « C’est pourquoi nous n’acquiesçons absolument à une sensation produite dans les sens externes que si un jugement accompli dans le cœur est en accord avec elle ».

On peut donc constater que dans ces quatre questions Buridan donne en effet une description approfondie de la théorie de la perception des sens, qui va bien au-delà de la plupart de ces prédécesseurs. Les explications de Buridan furent suivies par de nombreux auteurs ultérieurs, par exemple Pierre d’Ailly ; certains auteurs du XVe siècle copient fidèlement sa théorie sur la localisation du sens commun, mais d’autres essaient de l’améliorer encore, comme c’est le cas de Blaise de Parme7.

 

Bibliographie sélective :

Edition et traduction du texte : Questions on Aristotle’s ‘De anima’ (third and final redaction). Latin Text and English Translation, ed. G. Klima, Book I edited and translated by P. Hartmann, Book II edited by P.G. Sobol and translated by G. Klima, book III edited and translated by J. Zupko, Cham, Switzerland, 2019; trad. J. Biard, Jean Buridan, Questions sur l’âme, Paris 2019.

Questions on the Soul by John Buridan and Others. A Companion to John Buridan’s Philosophy of the Mind, éd. G. Klima, Springer International Publishing, Cham, Switzerland 2017;
G. Klima, “Buridan on Sense Perception and Sensory Awareness”, in Questions on the Soul, pp. 157-167;
H. Lagerlund, “Awareness and Unity of Conscious Experience : Buridan on the Common Sense”, in Questions on the Soul, pp. 149-156;
P.G. Sobol, “John Buridan on External and Internal Sensation”, in Questions on the Soul, pp. 95-106;

Voir aussi:
C. Beneduce & P.J.J.M. Bakker, “John Buridan and Blasius of Parma on the Localization of the Common Sense”, in Miroir de l’amitié. Mélanges offerts à Joël Biard à l’occasion de ses 65 ans, éd. C. Grellard, Paris 2017, pp. 285-308 ;
J. Biard, “Le système des sens dans la philosophie naturelle du XIVe siècle (Jean de Jandun, Jean Buridan, Blaise de Parme), in Micrologus 10 (2002) pp. 335-361 ;
S.W. de Boer, « John Buridan on the Internal Senses”, in Documenti e studi sulla tradizione filosofica medieval XXV (2014) pp. 403-421:
P. Sobol, Quaestiones in libros De anima (secundum tertiam lecturam), II, ed. P. Sobol, John Buridan on the Soul and Sensation. An Edition of Book II of his Commentary on Aristotle’s Book on the Soul …, PhD Thesis, Indiana University, Bloomington (IN) 1984.

 

1 Cf. S.W. de Boer, « John Buridan on the Internal Senses », in DSTFM 25 (2014) pp. 403-421.

2 P. Sobol, John Buridan on the Soul and Sensation. An Edition of Book II of his Commentary on Aristotle’s Book on the Soul …, pp. 390-409. Buridan a aussi traité le sens commun dans son De somno et vigilia, qu. 3. Pour ce passage, cf. Beneduce et Bakker, op. cit. infra, pp. 288-292.

3 Ce résumé est basé sur la traduction de Joël Biard.

4 Cf. Beneduce et Bakker, p. 289.

5 Ibid., pp. 291-292.

6 Cependant parmi les sources il faut mentionner aussi Costa ben Luca, De differentia anime et spiritus (éd. C.S. Barach, Innsbruck 1878), qui parle dans le chapitre II de la division du cerveau (ici en deux parties, dont la partie antérieure est divisée en deux ventriculi), des spiritus et des sept paires de nervi sortant de la partie antérieure, ainsi que des impedimenta subis par ces nerfs, provoquant des anomalies dans les sensations. Cf. aussi l’Anonyme de Gauthier (voir Partie VI, C, n° 11).

7 Ibid., pp. 292-293.

 

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