Part VI.C. Texts (5/32)

5.

 

Anonymus, De anima et de potenciis eius (ca. 1225)

 

Ed. R.-A. Gauthier, « Le traité De anima et de potenciis eius d’un maître ès arts (vers 1225). Introduction et texte critique », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques 66 (1982) pp. 3-55.

 

Ce texte présente un résumé de la doctrine d’Aristote (avec l’explication d’Averroès et d’Avicenne), pas une paraphrase, car il est beaucoup plus bref et pas dans le même ordre, mais plutôt une synthèse. Le texte a été conservé dans 3 mss., dont un (Prague) vers 1240-45, et il a été utilisé par le théologien (probablement anglais) qui est l’auteur du De potenciis anime et obiectis (vers 1230) ; mais l’auteur du premier texte est philosophe, tandis que le deuxième est théologien.

La comparaison entre les deux a été faite par Gauthier (pp. 7-16), y compris le passage sur le sens commun (voir ci-dessous Commentaire). La partie la plus importante, non pas empruntée à Avicenne (« in hoc erravit Avicenna ») mais à Averroès, est celle sur l’intellect agent comme puissance de l’âme. Le De potenciis a été cité par Thomas vers 1269 (dans le De sensu). A propos de la date : la connaissance d’Alfred de Sareshel et d’Alexandre de Hales pointent vers une date après 1224, mais d’autre part il y a des indices pour la période entre 1224 et 1227-28, donc on peut dire vers 1225. L’intérêt du texte est situé dans le milieu dont il est sorti, la Faculté des arts, et sa date : le moment où le règne d’Avicenne cède à Averroès ; vers 1225 Averroès est déjà bien connu à la Faculté des arts, naissance du premier averroïsme.

 

Texte :

 

1. Sequitur de sensibus interioribus. Sunt autem sensus interiores quinque, scilicet sensus communis, ymaginatio, vis ymaginatiua seu formatiua que in homine dicitur cogitatiua, estimatio et memoria.

2. (Sensus communis)
Sensus communis habet tres actus, uel quatuor. Convertit enim se super actus sensus exterioris aliquando, prout dicimus : video me videre, et uniuersaliter : sentio me sentire[1]. Discernit etiam inter sensibilia sensuum diversorum particularium, ut inter album et dulce[2], et potest hoc facere eo quod apprehendit omnia sensibilia quinque sensuum ; sensus particularis ut visus non potest discernere inter album et dulce, quia quecunque vis discernit aliqua duo, et comprehendit illa duo, visus autem, etsi apprehendat album, non apprehendit dulce.Tercius actus est apprehendere rem in loco ubi non est et in loco ubi est quasi eadem res sit in diversis locis, secundum Auicenam, sicut apprehendere stillam cadentem de tecto quasi in linea continua de tecto usque ad terram, cum tamen ipsa non sit superius cum est inferius et e converso[3]. Quartus actus, secundum quosdam[4], est apprehendere sensibilia communia. Que sunt quinque : motus, quies, numerus, figura et magnitudo[5], quorum tria prima communia sunt omnium sensuum particularium, duo ultima communia sunt duorum tantum, scilicet uisus et tactus, secundum quod dicit Themistius[6].

3. (Ymaginatio)
Ymaginatio vero convertit se super similitudinem rei (que similitudo dicitur ydolum[7] uel fantasma) tanquam super rem ; et recepit eam a sensu communi et servat eam etiam in absencia rei. Vnde differt a sensu communi in duobus : primum est quod sensus communis indiget presencia rei exterioris sicut sensus particularis, preterquam in sompno, ymaginatio vero non ; secundum est quod sensus communis recipit formam set non conservat, ymaginatio vero recipit et conservat omnes formas sensibiles[8]; unde dicitur arca formarum ab Avicena.

4. (Vis imaginativa seu formativa, seu cogitativa)
Tercius sensus interior est vis ymaginatiua[9], cuius actus est moveri de una forma posita in ymaginatione in aliam et componere eas et diuidere eas, in chimeras et yrcoceruos[10]. Eadem dicitur formativa[11] quantum ad formationes que fiunt in sompnis. Quod autem in sompnis res videntur esse presentes, hoc ideo est quia fit reversio formarum ad sensum communem[12] : facile enim recurrit ad illum sicut flamma de candela accensa ad candelam nuper extinctam sibi superpositam. Hec eadem dicitur vis cogitativa[13] in homine[14] ; per hanc enim decoratam lumine rationis homo multa cogitat et disponit in posterum ex consideratione presencium vel preteritorum.

 

 

(suite du texte)

Quartus sensus est estimatio ..

Quintus sensus est memoria ..

 

Traduction :

 

1. Ensuite à propos des sens intérieurs. Il y a cinq sens intérieurs, à savoir le sens commun, l’imagination/représentation, la faculté imaginative ou formative qui dans l’homme est appelée cogitative, l’estimation et la mémoire.

2. Le sens commun a trois actes, ou quatre. Car il se tourne parfois vers (convertit se super) les actes du sens extérieur, comme quand nous disons : Je vois que je vois, et de façon générale : Je sens que je sens. Il discerne aussi entre les sensibles des divers sens particuliers, comme entre le blanc et le doux, et il peut faire cela parce qu’il perçoit tous les sensibles des cinq sens ; le sens particulier, comme la vue ne peut pas discerner entre le blanc et le doux, parce que quelle que soit la faculté qui discerne deux choses, elle perçoit aussi ces deux choses, mais la vue, bien qu’elle perçoive le blanc, ne perçoit pas le doux. Le troisième acte est de percevoir une chose dans un lieu où elle n’est pas et dans le lieu où elle est comme si la même chose était dans divers lieux, selon Avicenne, comme par exemple percevoir une goutte tombant du toit en ligne continue du toit jusqu’à la terre, bien que pourtant elle ne soit pas en haut lorsqu’elle est en bas et inversement. Le quatrième acte, selon certains, est de percevoir les sensibles communs. Et ceux-là sont cinq : le mouvement, le repos, le nombre, l’aspect (figura) et la grandeur, dont les trois premiers sont communs à tous les sens particuliers, les deux derniers sont communs à deux d’entre eux seulement, à savoir la vue et le toucher, selon ce que dit Themistius.

3. L’imagination (représentation) se tourne vers (convertit se super) la similitude (l’image) de la chose (laquelle similitude est appelée ydolum ou phantasma) comme si c’était (tanquam) la chose ; et elle l’a reçue par le sens commun et la conserve également dans l’absence de la chose. D’où elle diffère du sens commun sous deux aspects : le premier est que le sens commun a besoin d’une chose extérieure comme (en a besoin) le sens particulier, sauf dans le rêve, mais l’imagination non ; le deuxième est que le sens commun reçoit la forme mais ne la conserve pas, mais l’imagination reçoit et conserve toutes les formes sensibles ; d’où elle est appelée le trésor (arca) des formes par Avicenne.

4. Le troisième sens intérieur est la faculté imaginative, dont l’acte est d’être mue d’une forme située dans l’imagination vers une autre et de les composer et les diviser, dans des chimères et des yrcocervos. La même faculté est appelée formative par rapport aux formations qui se font dans les rêves. Mais que dans les rêves les choses semblent être présentes, cela est parce qu’il y a une réversion des formes vers le sens commun : car elle retourne facilement vers lui comme une flamme d’une bougie allumée vers une bougie récemment éteinte posée au-dessus d’elle. Cette même faculté est appelée cogitative dans l’homme ; car par elle, décorée (decorata) par la lumière de la raison, l’homme pense (cogitat) beaucoup de choses et les dispose dans le futur par la considération des choses présentes et des choses passées.

5. Le quatrième sens est l’estimation […]

6. Le cinquième sens est la mémoire […]

 

 

Thèmes:

 

  • le nombre des sens intérieurs
  • les actes ou fonctions du sens commun, à savoir :
    • sentir que l’on sent
    • discerner entre les sensibles des divers sens particuliers
    • percevoir une chose là où elle n’est pas, selon Avicenne
    • percevoir (selon certains) les sensibles communs
  • la fonction de l’imaginatio
  • la fonction de la vertu imaginative ou formative (ou cogitative dans l’homme)
  • la fonction de l’estimatio
  • la fonction de la mémoire

 

Commentaire :

 

L’auteur connaît aussi bien Avicenne que la tradition aristotélicienne. Ici, il combine clairement les deux : il énumère cinq sens internes[15], comme Avicenne, mais dans son traitement du premier d’entre eux, le sens commun, il reprend un élément de la tradition aristotélicienne, à savoir la « sensation de sentir » (je sens que je sens). Pour la deuxième fonction du sens commun, le discernement des sensibles perçus par les divers sens particuliers, il cite également Aristote (album et dulce). Pour le troisième il cite explicitement Avicenne, mais pour le quatrième, qui est « selon certains » la perception des sensibles communs, il se base sur Aristote et Averroès, auquel il emprunte d’ailleurs le renvoi à Thémistius.

Je reproduis ici pour plus de commodité le commentaire de Gauthier (1982, pp. 11-13) qui compare le texte avec l’autre texte anonyme à peu près contemporain, le De potenciis anime et obiectis (voir ci-dessous n° 6) :

« Si l’exposé du De potenciis anime et obiectis sur les sens externes laisse loin derrière lui l’exposé du De anima et de potenciis eius, il en va tout autrement de son exposé sur les sens internes : ici, c’est le De anima et de potenciis eius qui développe une pensée cohérente et approfondie, tandis que le De potenciis anime et obiectis est incohérent et superficiel. Mais l’explication est la même : le De anima et de potenciis eius résume Avicenne, il inscrit à son actif les qualités du plus grand des philosophes arabes ; le De potenciis anime et obiectis ne connaît plus très bien Avicenne et pas encore assez bien Aristote et sa tentative de corriger l’un par 1’autre n’est qu’un demi -succès.

Nous en avons un exemple dans la place assignée à la mémoire. Le De anima et de potenciis eius en fait le cinquième et le dernier des sens internes : c’est là en effet sa place dans la doctrine d’Avicenne, puisque la mémoire conserve les « intentions » préalablement perçues par l’estimative (cf. plus loin, l. 382-386). Le De potenciis anime et obiectis change l’ordre : il place la mémoire (éd. Callus, p. 154, 23-26) avant l’estimative (p. 154, 26-155, 5). C’est que le rôle de la mémoire n’est plus pour lui de conserver les « intentions », comme le voulait Avicenne, mois de conserver les « phantasmes », comme le voulait Aristote ; mais, faute d’avoir assez approfondi la doctrine d’Aristote, il ne nous explique pas en quoi la mémoire se distingue alors de l’imagination.

Arrêtons-nous un instant sur un autre exemple ; la doctrine du sens commun. La structure de l’exposé du De anima et de potenciis eius (plus loin, l. 334-349) est logique. Il note d’abord les deux actes attribués au sens commun par Aristote dans le De anima : la perception de l’acte du sens externe (III 425b12-425b7) et le discernement entre les sensibles des différents sens externes, par exemple entre le blanc que sent la vue et le doux que sent le goût (III 426b8-427al4). Donc, deux actes du sens commun, pour Aristote. Il faut en ajouter un troisième, découvert par Avicenne : la recomposition des sensations passées et présentes qui permet de voir comme une ligne droite continue la goutte d’eau qui tombe du toit. Enfin, s’il faut en croire Averroès, — mais là notre maître n’est pas pleinement convaincu, — le sens commun aurait un quatrième acte : la perception des sensibles communs, qui seraient pour lui des sensibles propres.

Lisons maintenant l’exposé du De potenciis anime el obiectis (éd. Callus, p. 154, 6-15 ; l’édition appelle plusieurs corrections)[16]. Le De potenciis anime et obiectis laisse tomber le troisième acte, inventé par Avicenne : signe des temps, Avicenne commençait à passer de mode. En revanche il adopte sans hésiter l’exégèse d’Averroès et reconnaît donc au sens commun trois actes : la perception de l’acte du sens externe, le discernement des sensibles des différents sens externes, et en troisième lieu, la perception des sensibles communs, — qu’il énumère en désordre (mais je ne dirais pas qu’il en ajoute un sixième : « forma et figura » comptent pour un). Ce qui trahit ici l’utilisation du De anima et de potenciis eius, c’est justement cette troisième place donnée à la perception des sensibles communs : si l’auteur du De potenciis s’était inspiré directement d’Aristote, ce n’est pas en troisième place qu’il aurait mentionné la perception des sensibles communs, mais bien en première place, car c’est en première place qu’en parle Aristote dans le De anima, III 425al4-b11. L’ordre suivi par le De anima et de potenciis eius était logique : pour son auteur, Aristote n’attribue au sens commun que deux actes, la perception de l’acte du sens externe et le discernement des différents sensibles propres ; lui attribuer la perception des sensibles communs, c’est une interprétation d’Averroès, interprétation discutable. Sans doute cette interpretation est-elle commune chez les modernes (par exemple Rodier, Hicks, Tricot, Barbotin), mais elle était rare au Moyen Age : S. Albert l’admet dans la Summa de homine (mais, bien sûr, il place alors la perception des sensibles communs en première place, q.36, a.1; éd. Borgnet, t. 35, p. 320a), mais il la rejette dans son De anima, comme le fera avec énergie S. Thomas (In De anima, II 13, 75-159). L’exégèse la plus répandue voulait que, tandis que les sensibles propres sont perçus en propre par un seul des sens particuliers, les sensibles communs sont perçus en commun par plusieurs des sens particuliers (sinon par tous) : ainsi la grandeur est perçue par la vue et par le toucher, si le sens commun intervient pour dire que c’est la même grandeur, c’est par son acte de discernement des sensibles des différents sens. C’est donc à juste titre que l’auteur du De anima et de potenciis eius, favorable à l’exégèse courante, dit : Aristote attribue au sens commun deux actes, et Averroès en ajoute un autre. Mais l’auteur du De potenciis anime et obiectis, puisqu’il adopte l’interprétation d’Averroès, aurait dû faire comme le S. Albert de la Summa de homine et mettre en premier lieu la perception des sensibles communs. Mais pour cela, il aurait fallu qu’il réfléchisse sur le texte même d’Aristote, au lieu de réagir simplement à l’exposé du De anima et de potenciis eius ».

 

Bibliographie Sélective:

 

Gauthier, Thomas De anima, p. 221*, 224*.

R.-A. Gauthier, « Le traité De anima et de potenciis eius d’un maître ès arts (vers 1225). Introduction et texte critique », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques 66 (1982) pp. 3-55.

H.A. Wolfson, “The Internal Senses in Latin, Arabic, and Hebrew Philosophic Texts”, in Harvard Theological Review, 38 (1935) pp. 69-133;

O. Weijers, “The Literary Forms of the Reception of Aristotle: Between Exposition and Philosophical Treatise”, pp. 174-175.

 

 

[1] Arist., De anima, III, 2 (425bl2-426b7).

[2] Ibid. (426b8-427a14).

[3] Avicenna, Liber de anima, I 5 (p. 88-89, u. 30-43) ; cf. IV 1 (p. 3, 28-41) ; (Gauthier : « re uera secundum Avicennam ad hunc actum complexum requiritur insuper actus imaginationis »).

[4] Cf. Averroes, In de anima, II 65 (p. 228, 30-32) : « Et etiam sensibilia communia, ut declarabitur, sunt propria sensui communi (quemadmodum ista sunt propria unicuique sensuum) »; II 134 (p. 334, 53-54) : « ergo nullum sensibilium communium habet sensum proprium, sed communem ».

[5] Arist., De anima, II 418al7-18, a lacobo Ven. transl.: « Communia autem sunt motus, quies, numerus, figura et magnitudo ».

[6] Averroes, In de anima, II 64 (p. 226, 8-13): « non intendit quod unumquodque istorum quinque est commune unicuique sensuum, < set>, ut intellexit Themistius et secundum quod apparet, tria eorum, scilicet motus et quies et numerus, sunt communia omnibus; figura autem et quantitas sunt communia tactui et visui tantum ».

[7] Arist., De sompno et vigilia, II.

[8] Avicenna, Liber de anima, I, 5 ; « ab Avicenna » : immo ab Algazel (Avicenna : thesaurus formarum).

[9] Avicenna, I, 5.

[10] yrcocervos : cf. Arist., De interpret., Anal. Post., Boethius, Abélard, Tract. de intellectibus.

[11] formativa : erreur selon Gauthier, car chez Avicenne ces termes sont utilisés de l’imaginatio conservatrix componens, mais correct sur le fond, car formare veut dire ici componere formas complexas.

[12] Avicenna, IV, 2 ; Averroes, Comp. Lib. De sompno (ed. Shields-Blumberg pp. 98-99) : « In sompno autem, quando virtus ymaginativa ymaginata fuerit intentionem quam accepit ab extrinseco aut ex virtute rememorativa, revertetur et movebit sensum communem, et sensus communis movebit virtutem particularem, et sic accidit quod homo comprehendit sensibilia licet non sint extrinsecus”.

[13] Avicenna, I, 5, III, 8 etc., (mais pas = cogitativa d’Averroes)

[14] Avicenna, I, 5, Algazel, Metaph.

[15] La doctrine des cinq sens intérieurs se trouve notamment dans Algazel, Metaphysica et Avicenna, Liber de anima, I, 5 ; à propos du nombre des sens intérieurs, cf. Wolfson, op. cit. infra ; le reste du texte est basé en partie sur Aristote, en partie sur Avicenne et Averroès.

[16] Sequitur dicere de virtutibus intrinsecus apprehendentibus. Et quia per actus oportet cognoscere potentias, distinguamus dicentes quod actus unus est, post actus particularium sensuum, converti super actum sensibilem, prout dicitur video quod video. – Et est alius actus conferre sensibilia diversorum sensuum, ut cum confertur album dulci. – Et iterum acceptio propria sensibilium communium, que sunt magnitudo, numerus, motus, quies, forma et figura. – Dicitur autem sensus communis secundum duos ultimos modos, set secundum primum actum dicitur etiam sensus formalis, quia quodam modo complet sensum particularem ; tunc enim completus est cum ab isto eius actus percipitur. Voir ci-dessous n° 6.