Part VI.C. Texts (18/32)

18.

 

Robert Kilwardby, De spiritu fantastico (entre 1250 et 1260 ?)

 

Ed. P.O. Lewry, Robert Kilwardby O.P., On Time and Imagination. De tempore. De spiritu fantastico, Oxford 1984 (Auctores Britannici Medii Aevi IX).

Robert Kilwardby O.P., On Time and Imagination, Part 2. Introduction and Translation by A. Broadie, Oxford 1993 (Auctores Britannici Medii Aevi IX, 2).

 

Ce traité fut probablement écrit lorsque Robert Kilwardby enseignait déjà la théologie, donc à Oxford ; sa connaissance des écrits d’Augustin est manifeste (comme le montrent aussi, plus tard, ses index des auteurs patristiques) ; on voit ici clairement une tentative de réconcilier la pensée d’Augustin avec ses lectures d’Aristote.

Le sens commun est discuté d’abord dans la question 3, très longue (éd. Lewry, pp. 65-108) : « Quomodo spiritus fantasticus per sensum acquirat rerum corporalium et sensibilium imagines » ; cette question traite la position d’Augustin, avec des arguments, des objections etc., puis la position des aristotéliciens ; suit l’explication de la théorie d’Augustin, des doutes, etc. ; ensuite, des « Dubitationes de visione spirituali sive ymaginaria » comprennent sept doutes (et une digression à propos du deuxième, avant le retour au propos principal : « quomodo species sensibilium perveniunt a sensibus particularibus ad sensum communem »). La dernière question (qu. 4, éd. Lewry, pp. 108-130) est consacrée à l’organe du sens commun.

Puisque le texte, dans une bonne édition critique, est facilement accessible, je ne donne ici que la traduction en français (à comparer avec celle en anglais de Broadie).

 

Note sur la traduction : Pour la traduction des passages du De anima, j’ai utilisé la traduction par Pierre Thillet ; pour celle des passages des parva naturalia, la traduction de Pierre-Marie Morel). Contrairement à Broadie (qui traduit par exemple spiritus fantasticus par ‘imagination’ ou ‘the imaginative soul’, et anima par ‘mind’), j’ai essayé de traduire au plus près du latin, donc par exemple ‘souffle’ pour spiritus (qui est l’équivalent latin du grec pneuma). Le mot fantasticus est plus difficile à traduire ; j’ai gardé la forme ‘fantastique’ au lieu de donner une longue paraphrase, comme ‘de la faculté qui retient’ ou ‘de la représentation’. Pour imaginatio j’ai suivi Thillet en traduisant ‘représentation’ ; pour species j’ai choisi le terme ‘impression’.

A noter que Kilwardby utilise ici les termes fantasticus et imaginarius comme synonymes.

 

Texte, voir édition Lewry.

 

Traduction partielle :

 

(Notes préliminaires au traité)

 

  1. Puisque dans l’âme humaine au-dessus du sens il y a une double faculté cognitive, à savoir supérieure et inférieure, dont la supérieure est la faculté intellectuelle (intellectualis) et l’inférieure la faculté ‘fantastique’ ou imaginative (fantastica sive ymaginaria), comme l’âme de façon absolue et simplement est nommé souffle (spiritus), ainsi parfois chacune des parties est appelée souffle (spiritus) [… ; exemples de ‘spiritus’ dans la Bible et Augustin].
  2. Ensuite notez que, bien que les dites parties diffèrent essentiellement, parce que par l’une nous dépassons les animaux irrationnels et par l’autre nous communiquons avec eux, comme l’enseigne Augustin dans le livre 12 du De Trinitate, chapitre 1 et 2[1], pourtant la faculté imaginative et la faculté sensitive ne diffèrent pas selon l’essence mais seulement selon la fonction ou la puissance et l’usage. Car celle qui est sensitive, en présence d’un sensible, devient ‘fantastique’ ou imaginative lorsque dans l’absence des sensibles elle considère les images des choses sensibles déposées en elle, et par elles (i.e. les images) elle se les représente (ou imagine, i.e. les choses sensibles) en leur absence. C’est ce que veut dire Aristote, qui dans le troisième livre du De anima dit que « la représentation (fantasia) est un mouvement produit par la sensation quand elle est en acte » [2]. Et dans le même livre, plus loin, après beaucoup d’autres choses, il dit de cette partie de l’âme inférieure ou ‘fantastique’ (fantastica) qu’en elle « la faculté aversive et la faculté appétitive ne diffèrent ni l’une de l’autre, ni de la faculté sensitive, mais leur être est autre »[3]. Le même dit dans le deuxième livre du De sompno et vigilia que « la faculté imaginative est la même chose que la faculté sensible, mais l’être diffère pour l’imaginative et la sensible »[4]. Par cela il est clair qu’il ne faut pas parler du souffle sensitif (spiritus sensitivus) et ‘fantastique’ (fantasticus) comme de choses diverses selon l’essence, mais seulement selon leur mode d’être (modus et esse ; Broadie : « mode and existence »).
  3. Ensuite notez que l’organe (membrum) sensitif consiste en deux choses, à savoir le corps et le souffle (spiritus), dont le corps est comme l’instrument et le souffle comme le dirigeant (rector) et l’artisan. Donc le corps ne connaît les sensibles que par le souffle, mais l’organe sensitif les connaît par lui-même et pas primairement, et le souffle sensitif lui-même les connaît par lui-même et primairement.
  4. Finalement notez que, puisque rien n’est connu si ce n’est par la chose elle-même, si elle est présente, ou par sa similitude présente à celui qui en prend connaissance, et puisque les sensibles ne sont pas présents par eux-mêmes au sens ou au souffle sensitif, surtout parce qu’un sensible placé au-dessus (d’un organe) du sens (supra sensum positum) n’est pas senti[5], il faut que le souffle sensitif qui est dans l’acte de prendre connaissance des sensibles ait en soi leurs similitudes, et celles-là sont appelées par Augustin et par Aristote ‘images’ (ymagines) et impressions (species) et simulacres (simulacra) ou phantasmes (phantasmata).

Ces choses-là ont été présentées au début sans discussion pour l’évidence de ce qui suit.

 

[Question 1 : Si le souffle ‘fantastique’ a depuis son origine innées en soi les impressions ou images des choses corporelles et sensibles, ou s’il les acquiert plus tard ;

Question 2 : De quelle façon les impressions ou images des choses corporelles et sensibles sont acquises par le souffle ‘fantastique’ ;

Question 3 : De quelle façon le souffle ‘fantastique’ acquiert les images des choses corporelles et sensibles]

 

(La partie de la question 3, concernant les « Dubitationes de visione spirituali sive ymaginaria » : Première dubitacio : § 150) : […] comment il est supposé que les similitudes ou les images des choses corporelles sont reçues par le sens et retenues par la représentation (imaginatio), tandis que ce sont plutôt certains mouvements de l’âme envers les affections (passiones) du corps qui semblent être remis dans la représentation […]

 

(Deuxième dubitacio : § 151-157)

Comment ces mouvements ou ces similitudes arrivent ou sont transférées à la représentation, pour qu’ils y restent. Car, puisque les facultés imaginative et sensitive sont dans le même sujet, comme il a été dit plus haut, il est clair que ceci doit être compris du sens commun (sensitiva communis), soit exclusivement soit essentiellement, parce la faculté imaginative utilise les images de tous les sensibles et seule la faculté sensitive commune traite et connaît tous les sensibles. C’est pour cela qu’Aristote enseigne dans le deuxième livre du De sompno et vigilia[6] que le sommeil est une affection (passio) de la sensitive commune dans la mesure où elle est la phantastica, c’est-à-dire l’imaginative, parce que rêver implique particulièrement les actes de l’imaginative. Mais l’acquisition des images des choses sensibles pour la puissance sensitive ou le souffle sensitif se fait d’abord et principalement dans les sens particuliers. Car c’est là que l’âme rencontre les affections du corps. A propos de ces images, acquises dans les organes des sens particuliers et à placer dans la fantasia ou imaginativa, qui vient après le sens commun, je pose donc la question comment elles arrivent des sens particuliers au sens commun, parce elles n’arrivent pas autrement à l’imaginative que par l’intermédiaire du sens commun (per sensum communem medium).

(152) La raison pour cette question est que les impressions (species) des sensibles ne bougent (immutant) que selon une ligne droite ininterrompu, parce que ce sont des lumières de l’esprit générées par moyen de rayonnement (irradiacio) par les formes corporelles pour qu’elles soient montrées. Mais bien qu’il y ait une progression rectiligne de l’objet aux organes des sens particuliers, il n’en est pas ainsi pour la suite jusqu’à la sensitive commune et son instrument. Car cet instrument, selon les autorités, est situé dans la partie antérieure du cerveau ou dans le cœur ou aux alentours. Mais on ne peut pas (non contingit) tirer des lignes droites d’un tel organe (membrum) par tous les organes des sens particuliers jusqu’à l’objet sensible extérieur, et même peut-être par aucun d’entre eux.

(153) De même, il y a une autre raison qui fait douter ici, à savoir que les impressions (species) de chacun des sensibles procèdent en changeant par une certaine disposition nécessaire dans ce qui est changé et sans laquelle il (le medium) ne serait pas changé, comme la couleur change le transparent illuminé et le son change l’air ou l’eau qui est mu, et ce genre de choses. Mais il ne semble pas être possible de découvrir ces dispositions à l’intérieur à partir des organes des sens particuliers jusqu’à l’organe du sens commun. Donc, comment les similitudes des sensibles arrivent-elles des organes des sens particuliers à l’organe du sens commun ?

(154) Si l’on dit peut-être qu’il n’est pas nécessaire que ces similitudes soient transférées au-delà de l’organe des sens particuliers, parce que là le souffle sensitif est assimilé à elles et après cet acte le sens leur reste assimilé et qu’à cause de cela il n’est pas nécessaire qu’elles (i.e. les similitudes[7]) soient transférées plus loin par des voies corporelles, puisque le souffle lui-même déjà formé par elles préside partout dans ces voies et dans tout le corps, étant un et le même, cela ne semble pas être vrai, parce que, comme il est au sens particulier de connaître le sensible propre et chaque sens particulier chaque sensible propre, ainsi il est au sens commun de connaître toutes ces choses en même temps et de les distinguer. C’est pourquoi, comme le sens particulier ne peut d’aucune manière faire cela sinon par l’instrument corporel, ainsi le sens commun ne peut pas faire cette deuxième chose (i.e. connaître toutes ces choses en même temps et les distinguer) ; et ainsi il faut que les impressions (species) de tous les sensibles reçues dans les organes des sens propres soient transférées plus loin et plus à l’intérieur jusqu’à l’organe du sens commun.

(155) De même, ceci est commun à tout sens, soit sens particulier soit le sens commun, à savoir : recevoir les impressions des sensibles et connaître en eux les sensibles encore présents. C’est pourquoi il faut que les impressions (species) des sensibles arrivent jusqu’au sens commun et son instrument.

(156) De même, si c’était comme le suppose la réaction (responsio) plus haut {154}, quelle serait la nécessité de supposer que le sens commun a un organe ? Aucune, semble-t-il. Pourtant Aristote enseigne clairement autre chose : d’où il dit dans le livre 1 du De sompno et vigilia, qu’ « il y a un certain sens qui est commun à tous les sensibles, et un organe pour sentir propre à lui » [8]. Puisque donc le sens commun a son organe dans lequel se continuent les organes des sens particuliers, et qu’Aristote dit vers la fin du livre De anima que le sens est mu par le sensible de telle façon « comme si dans la cire un sceau entrait jusqu’au bout » [9], qu’est-ce que cela signifie sinon que les impressions des choses sensibles reçues dans les organes des sens propres sont transférées vers l’intérieur jusqu’à l’organe du sens commun, où se termine le sentir et le sensitif ?

(157) Ayant été montré que les impressions (species) parviennent du sens particulier au sens commun et de quelle façon, on pose la question comment se passe le transfert du sens à la représentation (ymaginacio), et quelle est la différence entre le sens et la représentation, et quel ordre il y a entre eux. Car alors il sera totalement clair comment le ‘souffle imaginatif’ (spiritus fantasticus) acquiert les images des choses sensibles par le sens.

 

(Troisième dubitacio : §158-160)

Le troisième doute concerne la permanence des impressions (species) reçues. Car je demande si elles perdurent dans le corps lui-même, dans l’instrument (in corpore ipso instrumento), pour s’offrir à la représentation lorsque l’esprit (animus) se tourne vers elles, ou non.

(159) Car Aristote semble vouloir dire que c’est ainsi dans le deuxième livre du De somno et vigilia, disant que « les sensibles correspondant à chaque organe sensoriel produisent en nous une sensation et l’affection qu’ils provoquent réside dans les organes sensoriels non seulement au moment où les sensations s’effectuent, mais aussi après qu’elles sont passées »[10]. Et il montre cela par l’expérience dans les visibles et les audibles.

(160) Mais Augustin semble vouloir dire le contraire dans le livre 11 du De trinitate, chapitre 5, disant ainsi […][11].

 

(Quatrième dubitatio : § 161)

Le quatrième doute concerne la permanence des impressions (species) dans le souffle (spiritus) même. Car on pose la question par quelle nature le souffle retient les impressions reçues et pourquoi il lui est donné de les retenir ainsi.

(Cinquième dubitacio : §162) De même […]. (Sixième dubitacio : § 163-164) De même […]. (Septième dubitacio : § 165) De même […].

(Le passage se termine ainsi) Ces questions ont été posées afin de clarifier la vision spirituelle ou imaginative (visio spiritualis sive ymaginaria.

(Il y a donc sept dubitaciones, suivies des réponses dans l’ordre)

 

(166-167) Réponse au premier doute {150} […].

(168) Réponse au deuxième doute {151-157}. On doit en effet concéder que les impressions des choses sensibles parviennent au sens commun par les sens particuliers, et à son organe par leurs organes, et après le sens commun vient la représentation. Mais pour expliquer la manière dont elles parviennent du sens particulier au sens commun il faut d’abord dire quelque chose sur ces instruments des sens. Il faut donc noter que selon les auteurs[12] qui parlent d’eux, l’animal sent à travers certains nerfs contenant un certain souffle (spiritus ; Broadie : ‘soul’) corporel très subtil, qui est l’instrument immédiat de l’âme (anima ; Broadie : ‘mind’). Et ce souffle corporel reçoit (suscipit) les impressions des sensibles immédiatement en de ça de (citra ; Broadie : against) l’âme sensitive et de là l’âme les absorbe. Donc l’instrument de sentir est parfois dit être toute la conjonction du nerf et du nommé souffle corporel, mais parfois ce souffle tout seul. Car bien que cette conjonction du tout soit en soi l’instrument de sentir, elle n’est pas le premier. Le souffle lui-même l’est en soi et en premier.

(169) De la première façon les instruments des sens sont mentionnés dans le livre De differencia spiritus et anime[13], où on enseigne que dans la partie antérieure du cerveau il y a deux ventricules dans lesquelles opèrent le sens commun et la représentation. Et de là procèdent de multiples paires de nerfs, de telle sorte qu’une paire (procède) aux yeux pour qu’en eux il y ait la vue, et une autre aux oreilles pour qu’en elles il y ait l’ouïe, etc.

(170) De cette façon-là aussi en parle Augustin, Super Genesim ad litteram, livre 7, chapitre 10, après le milieu[14], disant ainsi : « Du milieu du cerveau comme d’une sorte de centre partent des filets (fistule) minces non seulement aux yeux, mais aussi aux autres sens », etc. Et plus loin, chapitre 13[15] : « La partie antérieure du cerveau, à partir de laquelle tous les sens sont distribués, est placée au front et dans le visage sont les organes sensoriels eux-mêmes, à l’exception du sens du toucher, qui est diffusé dans tout le corps ; mais il est montré que lui aussi a son parcours à partir de cette même partie antérieure du cerveau ».

(171) De la deuxième façon Augustin parle des instruments des sens dans le livre 6 du De musica, chapitre 14[16], disant ainsi : « Ce sens-là (i.e. le sens commun), qui est quand-même en nous, même lorsque nous ne sentons rien, est l’instrument du corps, qui est mis en activité (agitur, ‘acted upon’) par l’âme dans cette modération (temperacione, ‘adjustment’), pour qu’il soit mieux préparé à agir sur les affections du corps attentivement, pour qu’il unisse des semblables avec des semblables, et qu’il repousse ce qui est nuisible (noxius). En plus, il opère (agit), je crois, quelque chose de lumineux dans les yeux, de l’air très pur et mobile dans les oreilles, d’obscur (caliginosum) dans les narines, de l’humide dans la bouche, de solide et comme boueux dans le toucher ».

(172) Il veut dire la même chose dans Super Genesim, livre 12, chapitre 27, disant ainsi : « Le sens du corps concerne les choses vues (visa) corporelles, et il est distribué par cinq courants, pour ainsi dire, tandis que cela qui est le plus subtil dans le corps et pour cette raison plus proche de l’âme que les autres, à savoir la lumière, est d’abord diffusé seul par les yeux, et radie dans les rayons des yeux pour contempler les visibles, ensuite dans un certain mélange d’abord avec de l’air pur, puis avec de l’air brumeux et nébuleux, troisièmement avec un fluide épais, quatrièmement avec la densité terrienne, il produit les cinq sens » [17].

(173) De ces choses {168-172} il apparaît clairement que l’« instrument du sens » peut être compris de deux façons. Pourtant ce que c’est en soi et primairement, c’est « un certain corps subtil », par lequel l’âme vivifie et met en mouvement le corps et produit des sensations (sensificat), et cela est appelé ‘souffle’ (spiritus) dans le livre De differencia spiritus et anime[18]. Il est clair aussi que les organes des sens particuliers sont en continuation avec l’organe du sens commun, et qu’ils ont là leur origine et leur source. Et le sens commun est celui qui opère dans cette source commune ou racine[19]; et le sens particulier est celui qui opère en soi et de façon distincte dans chacun des courants (rivuli).

 

Digression sur le souffle (174-180)

(174) Si l’on demande ici quel genre de corps est ce souffle (spiritus) qui est en soi et en premier l’instrument de l’âme, il faut dire que c’est un corps composé des quatres éléments de telle manière que ce sont les parties les plus subtiles et les plus purifiées, à tel point que ce souffle n’est pas un corps visible en soi ; et sa composition est telle que dans un ordre congru l’élément terrien (terreitas, ‘earthiness’) est pénétré par l’humidité aqueuse, et celle-là par l’air humide, et cela par la lumière ardente (ignea, ‘fiery’), qui est la partie la plus élévée et la plus intérieure de la chose avec laquelle l’âme s’unit directement et elle s’unit aux autres choses par elle (et aliis per illam, ‘and the mind is conjoined with the other things by means of that fiery light’) ; et par un corps de cette nature l’âme agit et gouverne (administrat) le corps épais et pondéreux. Donc, ce que dit Augustin {172} que la lumière seule est d’abord diffusée par les yeux pour donner la vue, cela doit être interprété ainsi que le souffle lui-même, par sa qualité de lumière (unde lucidus est), est à partir de cela (inde) diffusé par les yeux, et de là (inde) il est l’instrument de la vue, et non d’une autre façon. Et ainsi, bien que le souffle (spiritus) qui est un corps composite soit là en soi un instrument, pourtant la lumière seule est en soi et en premier un instrument.

(175) (sur ce que dit Augustin {172} sur la lumière mélangée avec de l’air pur etc.)

(176) (parfois les écrits parlent de ce souffle autrement, par exemple leDe spiritu et anima’,  [Pseudo-Augustin = Alcher. Clareval. 33, PL 40, 802]).

(177) (De même, Augustin livre 7 Super Genesim, chapitre 11 dit ainsi : […]).

(178) (De même, plus bas chapitre 15 […]).

(179) Dans ces passages {176-178} et dans tous les écrits qui parlent ainsi il faut comprendre que seuls le feu et l’air sont mentionnés à cause de leur primauté, parce que […].

(180) Et il faut noter qu’à cause de cette primauté du feu il est dit dans le livre De spiritu et anima […].

(181) Ces choses {174-180} ont été dites de façon digressive et accessoire à propos du souffle corporel (spiritus corporeus) qui est l’intermédiaire entre l’âme et le reste du corps, en tant qu’il est lui-même l’instrument sensoriel en soi et en premier (pro eo quod ipsum est instrumentum sentiendi per se et primum).

(Conclusion de la digression)

(182) Par ces choses-là il est clair qu’il y a un double souffle (spiritus) dans un animal : l’un corporel qui est mu et vivifié ; l’autre incorporel qui met en mouvement et vivifie. Il faut maintenant parler du premier avec le second ; mais il a été question du second sans le premier dans ce qui précède, avant cette question {questions 1-3}.

 

(Retour au propos principal)

(183) Revenons donc à notre propos, et en supposant que l’instrument essentiel et premier du sens est le souffle (spiritus) corporel par lequel l’âme donne sens à un corps épais (grossus) sensible, voyons comment les impressions (species) des sensibles parviennent des sens particuliers au sens commun.

(184) Mais cela peut être compris de deux façons. D’une façon ainsi : les instruments sensitifs sont comme des vases préparés naturellement à ce qu’ils reçoivent les impressions (species) des choses sensibles versées en eux pour les montrer à l’âme. Donc, comme un liquide versé dans un vase se répand immédiatement partout, selon la longueur et la largeur du vase, ainsi l’image de la chose sensible imprimée dans le souffle corporel, qui est l’instrument sensitif, se répand (se agit) naturellement dans l’ensemble (per totum) jusqu’au sens commun. Mais il y a une différence dans cet exemple en ceci que le liquide versé dans le vase se répand en long et en large de telle sorte qu’une partie (du liquide) est contenue dans une partie du lieu et le tout dans le tout. Mais l’image ne se répand (se agit) pas à travers tout l’organe du sens particulier jusqu’à l’organe du sens commun de telle sorte qu’elle soit en partie ici et en partie par là, mais elle se fait toute entière partout et elle est toute entière dans les deux organes en entiers. Car, comme toute l’impression d’une couleur ou d’un son est dans tout l’intermédiaire (medium) dehors et est tout entière dans chaque partie de l’intermédiaire, et n’est pas moindre dans une partie que dans le tout, bien qu’elle ait une existence (esse) différente selon les diverses parties de l’intermédiaire, ainsi il en est aussi en ce qui concerne la même impression reçu dans l’organe du sentir, qu’elle est tout entière à l’extérieur (extimo) du sens particulier où elle regarde l’intermédiaire de l’extérieur (‘looks out upon the medium outside’), et toute entière elle est immédiatement dans le sens commun, et toute entière partout dans la voie intermédiaire relative à ce sens particulier. Et en cela elle a une similitude avec l’âme elle-même ou la faculté sensitive. La cause en est le caractère de souffle (spiritualitas) de l’image elle-même, parce qu’Aristote dit dans le deuxième livre du De anima[20] que le sens est universellement réceptif des impressions (species) sans matière. Et ainsi, comme la similitude même de la chose sensible vient soudain ou en peu de temps par tout l’intermédiaire extérieur, ainsi aussi soudain ou en un temps insensible elle (i.e. la similitude) se répand par tout l’organe sensitif jusqu’à sa profondeur où se trouve le sens commun.

(185) D’une autre façon la même chose peut être comprise ainsi. Lorsque le souffle corporel est touché d’abord (primo), vivifié par l’impression sensible qui a été introduite en lui dans son extrémité par rapport à l’extérieur, immédiatement, se produisant dans le même instant, le souffle sensitif vivifiant rejoint et s’unit avec l’affection (passio) du corps (vivificans passioni corporis convoluit se cum illa) et forme en soi une impression similaire. Et parce que ce souffle vivifiant est tout entier simultanément là sur place (ibidem) et dans l’instrument du sens commun et dans tout l’intermédiaire partout, par cet intermédiaire qui est façonné (informatum) ainsi et partout présent, l’impression sensible est bientôt partout dans l’instrument sensitif jusqu’à son extrémité intérieure. Un exemple peut être comme de multiples lignes partant d’une seule base et se terminant en un point commun (conoidalem). Car si aux multiples lignes qui se terminent ainsi une ligne est ajoutée, dès qu’elle se termine dans le point mentionné, au même moment elle rejoint par cette terminaison toutes les autres se terminant dans le même point. Car chacune des parties du souffle corporel vivifié ayant une extension et une dimension est comme cette ligne. Et le souffle vivifiant, qui est tout entier simultané avec chaque partie du souffle vivifié, est comme le point terminant les nombreuses lignes en une seule base. Donc, dès que le souffle vivifiant est formé par l’image de la chose sensible, tout de suite elle (i.e. l’image) ‘informe’ à partir de lui et à travers lui (i.e. le souffle vivifiant) toutes les parties du souffle vivifié (mox per ipsum et ex ipso informatur eadem omnes partes spiritus vivificati).

(186) Donc, cette manière, ou la précédente {184}, ou peut-être les deux en même temps, explique suffisamment comment l’impression de la chose sensible parvient du plus extérieur du sens particulier à la partie la plus intérieure du sens commun.

(187) Au premier argument par lequel on doutait plus haut {152} on peut dire raisonnablement que […].

(188) De même, […]. (189) De même, […].

(190) Mais si l’on demande ici à propos de la deuxième réponse {188} pourquoi […].

(191) Au premier argument pour le doute dans la question plus haut {153} on peut dire que […].

(192) A la question posée ensuite {157} […] il faut dire que […].

(193) Et cela est ce que veut dire Aristote dans le livre 3 du De anima […] et Augustin […].

(194) A propos de la troisième question {158} on peut raisonnablement douter des deux alternatives, comme il est dit dans la question {159-160}. Mais il me semble le plus probable que […].

(195) Mais alors on demandera comment […]. (196) De même, […]. (197) De même, […].

(198) Réponse […]. (199) A la seconde question {196} il faut dire […]. (200) A la troisième {197} il est déjà clair […].

(201) Et ceci doit aussi être ajouté, que toute notre connaissance des choses senties est soit de choses présentes soit de choses dans le passé. Parce que donc les choses présentes sont quasiment devant nous, pour cela Dieu a localisé correctement (‘rightly’) la cellule du sens commun avec sa représentation (ymaginacio) dans la partie antérieure du cerveau, parce que l’appréhension sensible des choses présentes se trouve devant. Et c’est peut-être pour cela que deux cellules sont placées dans la partie antérieure du cerveau pour que l’une serve au sens commun et l’autre à la représentation. Et parce que les choses passées ont été pour ainsi dire reléguées vers l’arrière, (Dieu) a correctement localisé dans la partie postérieure la cellule à laquelle l’intention (intencio) a recours en se souvenant. Car cette intention (intentio) a recours à des choses qui ont pour ainsi dire été reléguées derrière notre dos, lorsqu’elle se souvient des choses passées. Et parce que tous les deux, à savoir les choses présentes et passées, sont l’objet de raisonnement et de jugement par la faculté rationnelle (mens rationalis) et qu’elle considère les deux, (Dieu) a correctement localisé une cellule au milieu du cerveau pour aider la pensée (réflexion, cogitatio) et la considération rationelle, et cette cellule est appelée cellule rationelle. Car celle-ci doit puiser dans les deux extrémités et doit distinguer (diiudicare) toutes les choses que chaque extrémité contient. Que le cerveau est ainsi distingué en cellules, cela est enseigné dans le livre De differencia spiritus et anime[21] et le livre De spiritu et anima, chapitre 20[22] ; la raison pour laquelle il y a autant de cellules et disposées ainsi, nous l’avons déjà dit ici, nous semble-t-il. Et ainsi il est clair que ce n’est pas en vain qu’une cellule mémorative est supposée (ponitur) et un recours à elle de l’âme qui se remémore, bien qu’il n’y ait pas d’images des choses senties enfermées en elle.

(202) Mais si quelqu’un objecte qu’Aristote […], il faut dire que […]. (203) Et si l’on n’est pas satisfait de cette réponse […]. (204) Et alors […]. (205) Et alors ce que dit Augustin [..] doit être compris […].

(Fin des réponses à la troisième dubitacio ; suivent les réponses aux dubitaciones 4-7 {206-217}, se terminant ainsi)

(218) Par ces choses {166-217} il faut essayer de donner une réponse satisfaisante aux questions posées à propos de l’évidence de la vision ‘spirituelle’ (spiritualis) et imaginaire {150-165}.

(Ici se termine la discussion de la question 3)

 

(Question 4 : Quel membre du corps est l’organe du sens commun {219-315})

 

(219) Ici on peut opportunément ajouter une chose qui se présente à l’esprit (quoddam incidens) sur l’instrument du sens commun. Car cela contribuera beaucoup à l’évidence de ce qui a été déterminé avant et surtout à l’évidence de la deuxième question {151} parmi les sept posées un peu plus tôt, où on s’interrogeait sur la façon dont les images des choses sensibles parviennent des sens propres au sens commun et à la représentation. Parce que donc dans la réponse à cette question {168-169, 173, 183-186, 191} on a mentionné l’instrument du sens commun, sur lequel les auteurs semblent être en désaccord, nous ferons une petite digression pour enquérir quelle partie du corps est son organe.

(220) Il semble que c’est le cerveau, ou une partie du cerveau (aliquid eius) ou quelque chose en lui, par la double autorité citée plus haut où on a parlé des deux façons de dire ‘instrument de perception’ (instrumentum sentiendi) {169-170}, dont l’une vient du Liber differentie spiritus et anime et l’autre du septième livre du Super Genesim.

(221) Pour la même position est le passage autoritatif du De spiritu et anima, chapitre 20[23], où il est dit ainsi : « La force (vis) chez les animaux est dans le cerveau, et c’est de là que les cinq sens du corps reçoivent leur vigueur (vigere facit). Elle (i.e. la force) commande aussi aux voix de s’émettre et aux membres de bouger. Car le cerveau a trois ventricules : une antérieure, d’où vient tout sens ; une autre en arrière, d’où vient tout mouvement, la troisième au milieu, c’est-à-dire la rationnelle (racionalis) ».

(222) De même, dans l’Anatomie, chapitre 7, il est dit ainsi : « Galien dit que le foie est le principe de la nutrition, mais le cerveau du sens et du mouvement » [24].

(223) De même, dans le même livre, chapitre 40, qui est sur le cerveau, il est dit ainsi : « Le cerveau est froid, pour qu’il ne soit pas enflammé par le mouvement des nerfs sensibles ou par les opérations sensibles et imaginatives et cogitatives » ; et un peu plus loin : « Le cerveau est plus mou et plus humide dans sa partie antérieure à cause des nerfs sensibles qui en sortent et qui doivent être plus mous que les nerfs qui produisent le mouvement » [25].

(224) Voilà qu’il est clairement indiqué ici que le cerveau, ou quelque chose faisant partie de lui ou qui est en lui, est l’instrument du sens premier et de l’imagination et de la pensée (cogitatio).

(225) De même, des paroles d’Aristote semblent s’accorder avec cela. Car il dit dans le premier livre De animalibus, peu après le milieu, que « le chant et tout son parvient à l’ouverture de l’oreille et de là il est renvoyé (redditur) au cerveau » [26]. Et du cerveau sort une veine qui parvient à l’oreille droite et une autre veine pareille qui parvient à l’oreille gauche.

(226) De même, dans le quatrième livre du De animalibus, bien après le milieu : « Nous devons savoir que du cerveau sortent deux voies, qui ont été créées de nerfs forts. Et ces deux voies parviennent aux racines des yeux » [27].

(227) Par cela {225-226} on voit qu’Aristote veut dire qu’il y a dans le cerveau un certain sens commun à la vue et l’audition. Et ce sens ne peut être que celui que nous appelons sens commun.

(228) En plus, Aristote dit dans le livre 12 du De animalibus, bien après le milieu, que « si le lieu contenant la tête était très charnu, l’opération du cerveau serait contraire à l’opération naturelle à cause de laquelle il était créé. Parce qu’alors il ne pourrait pas se refroidir (non posset infrigidari), parce qu’il serait un membre très chaud, et le sens ne pourrait pas être en lui, mais le cerveau serait comme quelque chose de superflu » [28].

(229) Dans ces mots il est indiqué qu’une certaine opération naturelle du cerveau est de sentir ; mais il est sûr que ce n’est pas par un sens particulier, donc par le sens commun.

(230) De même, un peu plus loin il dit au même endroit ainsi : Par ces choses il est manifeste que « dans la tête il n’y a pas de chair à cause du sens dans le cerveau »[29]. Et il appelle ‘chair’ ici un grand poids de chair.

(231) De même, au même endroit peu après : « Chaque animal ayant un cerveau l’a dans la partie antérieure de la tête, parce celui-ci (le cerveau) est l’instrument du sens par lequel on sent dans la partie antérieure[30] ».

(232) Par cela {225-231} il est clair que puisque le cerveau possède un sens et qu’il est l’instrument du sens, et que cela ne peut pas être vérifié de quelque sens particulier, cela doit être compris du sens commun.

(233) De même, dans le livre 14 du De animalibus, vers le milieu, il dit que « le ventre ne peut pas être situé au-dessus du coeur, où est la puissance primaire, et pas non plus au-dessus du membre divin qui est d’une grande activité (operacio). Et l’opération du membre divin n’est autre que le sens et l’intellect, et <l’organe> ne pourrait pas supporter au-dessus de lui un autre membre à cause de son poids, parce que le poids gêne le mouvement de l’intellect et modifie le sens commun, et surtout si le corps était très lourd[31] ».

(234) Avec ces mots Aristote semble vouloir dire que le cerveau est, ou a en lui, l’instrument du sens commun. Car on voit bien que le membre qu’il appelle divin n’est pas le coeur mais le cerveau, par cela qu’il dit que le ventre ne peut pas être superposé ni au coeur ni au membre divin ; et que dans le livre 12, bien avant le milieu, il dit du cerveau que « sa nature est une nature éternelle »[32].

(235) A propos de ces autorités {225-234} quelqu’un dira peut-être, comme de façon sophistique (cavillatio, ‘quibble’), qu’il est vrai qu’il y a un sens dans le cerveau, mais pas le sens commun mais un certain sens particulier, à savoir le toucher, parce que parmi les autres sens particuliers aucun ne peut être placé au début du cerveau (cerebro primo, ‘a primary place in the brain’).

(236) Mais contre cela est ce que dit Aristote dans le livre 12 du De animalibus, avant le milieu, à savoir que « le cerveau n’a aucunement le sens du toucher, comme ne l’a ni le sang ni le superflu des animaux »[33] (excréments ; ‘animal residues’).

(237) De même, après le milieu du même livre il dit que « le goût et le toucher sont en continu avec le cœur »[34].

(238) Par cela {236-237} il est sûr que le toucher selon Aristote n’est pas au début du cerveau. Et ainsi les autorités précitées ne sont pas invalidées.

(239) Il y a aussi un argument (ratio) pour cette position, ainsi : la vertu d’une opération ‘spirituelle’ (spiritualis, immatérielle) a besoin d’un organe (membrum) ‘spirituel’ où exercer ses opérations, et la vertu d’une opération subtile a besoin d’un organe tranquille et d’un organe où le caractère ‘spirituel’ et subtil des souffles (spiritus) corporels (« corporal soul ») est vigoureux. Mais la vertu de l’opération la plus ‘spirituelle’ et la plus subtile dans tout l’animal est le sens commun, qui est aussi la faculté imaginative et qui sert la pensée (cogitatio) et la mémoire. Et le cerveau est davantage un organe ‘spirituel’ que le cœur, parce qu’il est à la fois plus blanc et plus clair et plus lucide et il est un organe plus tranquille, parce que le cœur est en mouvement perpétuel par la respiration et le pouls et par la génération continue du souffle corporel et du sang, ce qui n’arrive pas au cerveau. Les souffles corporels sont aussi plus subtils et plus ‘spirituels’ dans le cerveau que dans le cœur, parce que selon les médecins les souffles vitaux sont générés dans le cœur, mais les souffles animaux dans le cerveau, et ceux-là sont matériels par rapport à ceux-ci. D’où les souffles animaux sont plus purs, plus subtils et plus lucides que les vitaux. On voit donc que le sens commun doit surtout exercer ses opérations auprès du cerveau, et je comprends par ‘sens commun’ tout ce qui est en-dessous de la raison et au-dessus du sens particulier.

(240) Avec cela {220-239} semble concorder la Sainte Ecriture, qui, comme on le lit dans Daniel[35], appelle les rêves de Nabugodonosor des « visions de sa tête ». Car si les rêves sont des visions, et  non une sensation particulière qui est exercée par les yeux, il reste que c’est le sens commun. Et s’ils sont appelés correctement « visions de la tête », le sens commun et son organe semblent bien être dans la tête.

(241) Par cela {220-240} et des choses semblables on voit que l’organe du sens commun est le cerveau ou quelque chose de lui ou en lui.

(242) Pourtant beaucoup de propos d’Aristote semblent comprendre (sapere) le contraire. Car lui, il enseigne dans le premier livre De sompno et vigilia que « tous les animaux ayant du sang ont un cœur et le début (principium, source) du mouvement et du sens propre vient de là » [36]. Et si le début du sens propre vient du cœur – mais là d’où vient le début du sens propre, cela est l’instrument du sens commun -, il suit selon lui (i.e. Aristote) que le cœur est l’instrument du sens commun.

(243) Le même aussi dans le livre 12 du De animalibus, après le début, dit ainsi à propos du cœur : « Parce qu’il reçoit toutes les choses qui sont senties (sensata), il doit être parmi les parties simples (ex simplicibus, ‘one of the simple parts’). Et parce qu’il est source de mouvement et de désir (appetitus), il doit être organique. Et cet organe (membrum), dans les animaux qui n’ont pas de sang est ce qui est similaire au cœur » [37]. Notez qu’il dit ici que le cœur reçoit toutes les choses qui sont senties, ce qui ne convient qu’au sens commun et à son organe.

(244) Dans le même livre aussi, bien après le milieu, il dit ainsi : « Nous disons que le début du sens animal est dans le cœur » [38].

(245) De même, dans le livre 13, bien après le début, il dit ainsi : « Je dis que le cœur est la source (principium ; début) de la vie, et tout mouvement et tout sens est en lui »[39] ; et après quelques mots interposés il dit ainsi : « Le cœur est le principe qui met en mouvement les choses délectables et désagréables, et en général les mouvements de n’importe quel sens commencent par lui et reviennent à lui »[40].

(246) De même, dans le livre 16, bien avant la fin, il dit ainsi : « La source des sens et toutes les vertus animales doivent donc être dans le cœur, et à cause de cela le cœur est créé d’abord »[41].

(247) De même, dans le livre 19, bien après le début, il dit que « la voie des instruments de tous les sens s’étend (extenditur) vers le cœur ou vers un organe qui est lié (conveniens, ‘which links up with’) au cœur »[42]. Mais ce membre auquel s’étendent les instruments des sens, ne semble pas être autre que l’instrument du sens commun.

(248) De même, si cela est l’instrument du sens commun et seul celui-là avec lequel tous les instruments des sens propres sont liés, et il n’y en a aucun comme ça selon Aristote à part le cœur, il suit que le cœur seul est le seul instrument du sens commun. Mais que tous les organes particuliers ne sont pas liés avec le cœur selon Aristote, est clair par ce qu’il dit. Car il dit dans le livre De sensu et sensato que « auprès du cœur est l’instrument du goût et du toucher »[43].

(249) Dans le livre 12 du De animalibus aussi il rappelle la même chose, disant bien après le milieu : Nous avons dit « dans le discours sur le sens que deux sens sont continus avec le cœur, à savoir le sens du toucher et du goût, et cela est manifeste à la vue »[44].

(250) Au même endroit aussi, peu après, il dit : « Dans la partie postérieure de la tête est l’instrument de l’ouïe »[45], et peu après : « A partir des oreilles des voies sortent et rejoignent la partie postérieure de la tête »[46]. De même, peu après, il dit que le cerveau « est l’instrument du sens par ce qui est senti à l’avant »[47], ce qui ne semble se rapporter qu’à la vue et à l’odorat, qui sont dans le visage.

(251) Sur la base de ces choses-là j’argumente ainsi : Si le goût et le toucher ont leurs instruments autour du cœur et l’ouïe dans la partie postérieure du cerveau, mais la vue et l’odorat dans la partie antérieure, des lieux qui sont très éloignés les uns des autres, alors selon lui tous les instruments des sens particuliers ne semblent pas se joindre dans le cerveau. C’est pourquoi ils se joindront seulement dans le cœur. Et ainsi le cœur sera le seul instrument du sens commun.

(252) Ceci est également appuyé par ce que dit Aristote dans le livre 12 du De animalibus, peu avant le milieu, à savoir que « le cerveau n’est lié avec aucun des membres sensibles. Et cela », comme il dit, « est clair à la vue »[48]. Car les organes (membra) sensitifs particuliers doivent être liés, comme il semble, avec l’organe du sens commun.

(253) De même, si un animal consiste en de multiples vertus et de multiples organes, il est raisonnable que la première vertu exerce ses opérations dans le premier organe. Mais le premier organe dans un animal est le cœur. D’où Aristote dit dans le livre 16 du De animalibus, autour du milieu : « Le cœur apparaît en premier parmi tous les autres organes en acte, et cela est manifeste au sens »[49] ; et peu après : « Tous les animaux ont ce principe-là à l’intérieur, et à cause de cela le cœur apparaît en premier distinct dans tous les animaux qui ont du sang »[50]. Et ensuite, un peu plus loin, il dit ainsi : « Le cœur est le premier membre dans les animaux ayant du sang. Mais dans les autres il y a un organe qui lui correspond, comme nous l’avons dit plusieurs fois »[51]. Et cela il le prouve au même endroit ainsi : « et cela est manifeste au sens, c’est-à-dire que le cœur est en premier (ante). Et non seulement par ceci, mais aussi par l’ultime fin (fin de vie, ultimo), parce que la vertu ‘spirituelle’ reste en dernier dans le cœur. Et la mort arrive à tous les organes avant qu’elle n’arrive au cœur », parce que « la nature procède par une voie circulaire, parce que la génération ne sera que du non-être à l’être »[52].

(254) Ensuite, la vertu première dans un animal, par laquelle il est animal, est le sens commun. Car le sens est l’achèvement complet (perfectio) de l’animal en tant qu’animal, comme il (i.e. Aristote) dit dans le deuxième livre du De anima[53]. Et le premier des sens est le sens commun. D’où il dit à la fin du premier livre du De sompno et vigilia que « le sommeil est une soustraction (intercepcio ; Morel : compression ; ‘interference with’) du premier organe du sentir pour qu’il ne puisse pas agir »[54].

(255) Par ces choses-là {242-254} on voit que le sens commun exerce ses opérations dans le cœur. Et cela est appuyé (adiuvatur) par ce propos, mentionné plus haut, du livre 14 du De animalibus, que le ventre ne peut pas être au-dessus du cœur, où se trouve la vertu première[55].

(256) De même, Aristote dit dans le livre 12 du De animalibus, bien après le début, que « le sang pur est plus chaud et de plus grande sensibilité »[56]. Donc un tel sang semble par-dessus tout convenir à l’organe du sens premier, qui a l’opération la plus subtile, à savoir au sens commun. Mais ce genre de sang est surtout le sang du cœur. Car le sang semble être plus pur dans sa source qu’ailleurs, et le cœur est la source du sang. D’où, dans le même livre 12, un peu plus haut, il dit que « dans le cœur est la vertu première qui crée le sang »[57]. Le sang du cœur est aussi plus chaud, parce que le cœur est le membre le plus chaud de tout l’animal.

(257) De même, je suppose que la vertu appréhensive et l’appétitive qui lui correspond ne diffèrent pas par essence. Si donc la vertu appétitive première est dans le cœur, il suit que l’appréhensive qui lui correspond est au même endroit. Mais l’appréhensive correspondant à l’appétitive première de l’animal est l’imaginative, comme il est clair par le troisième livre du De anima[58], où il s’agit du mouvement progressif (processivus, ‘forward motion’) des animaux. Et je prends ‘appréhensive’ en général pour cognitive ; car pour cette raison j’ai dit que l’imaginative est l’appréhensive. Il semble donc que l’imaginative des animaux est dans le cœur, où est aussi leur vertu appétitive. Puisque donc l’imaginative et la sensitive commune (le sens commun) ne diffèrent pas par essence, la sensitive commune aussi sera au même endroit. Que le principe du mouvement ou de l’appétit (désir) des animaux est dans le cœur, et aussi que le principe sensitif est en même temps au même endroit, Aristote le dit dans le livre 12 du De animalibus, peu après le début, ainsi : « Parce que le cœur reçoit toute chose sentie, il doit être parmi les parties simples (ex simplicibus) ; et parce qu’il est le moteur et le principe de l’appétitive, il doit être organique. Et cet organe dans les animaux qui n’ont pas de sang est semblable au cœur » [59].

(258) De même, dans le livre 13, bien avant le milieu, le cœur est « le principe des choses délectables et désagréables, et en général les mouvements de n’importe quel sens commencent par lui et reviennent à lui »[60].

(259) De même, que le cerveau n’est pas l’organe du sens commun et par conséquent que celui-là est le cœur, on le voit par la composition du cerveau, parce que, comme le dit Aristote dans le livre 12 du De animalibus, autour du milieu : « Le cerveau est composé de terre et d’eau »[61], qui sont les éléments les plus éloignés des opérations ‘spirituelles’ de l’âme. D’où il dit au même endroit, un peu plus haut, que « le cerveau est très froid, plus que tous les (autres) organes »[62]. Mais plus bas, peu après, il dit que « la chaleur dans les corps sert aux opérations de l’âme, parce que le sens et le mouvement font partie des opérations de l’âme, et ces opérations n’existent que par la vertu de la chaleur »[63]. Il semble donc être incompatible avec la composition naturelle du cerveau qu’il soit l’instrument du sens ou du mouvement.

(260) De même, plus bas dans le même livre 12 il dit que « aucun organe n’a la sensation sans sang ». Pourtant, « le sang n’est pas l’instrument du sens, mais c’est quelque chose faite de lui (quiddam ex eo). Et à cause de cela il n’y a pas dans l’animal ayant du sang une chose privée de sang qui sente »[64].

(261) Et dans le livre 3 il avait dit, avant le milieu, que « le cerveau est totalement dépourvu de sang dans tout animal. Et à cause de cela il n’y a pas en lui une veine petite ou grande »[65]. Et de ces choses-là {256-261} suit la même chose qu’avant, comme on voit.

(262) De même, dans le troisième livre du De animalibus, vers le milieu, il dit que « il n’y a aucun nerf dans la tête »[66]. De cela il semble suivre que bien plus encore il n’y en a pas dans le cerveau, parce que cela ne semble pas nécessaire. Mais dans le livre De differencia spiritus et anime il est enseigné que l’âme, par le souffle corporel, « opère dans les veines la vie et le pouls, et dans les nerfs le sens et le mouvement »[67]. Par cela il semble qu’il n’y aura pas dans le cerveau une chose par laquelle on sent, s’il n’y a pas là un nerf.

(263) De tout cela {242-262} il apparaît que le cerveau ne peut pas être considéré comme l’organe du sens commun, et pas non plus quelque chose en lui, et pour cela cet organe sera le cœur.

(264) Tout cela est appuyé par ce propos d’Aristote dans le troisième livre du De animalibus, vers la fin : « Le résidu (superfluitas) du ventre n’a pas de sensation, ni le cerveau, ni la moelle »[68]. Et par ce propos, s’il est comparé à ceux-ci-dessus, Aristote semble se contredire, puisque dans ce dernier il dit que le cerveau n’a pas de sensation, et dans certains propos cités plus haut il a dit que le cerveau a de la sensation {225-233}.

(265) Voyez comme on semble penser différemment sur le sens commun et son organe, parce que les théologiens, suivants Augustin, et les médecins veulent clairement dire que c’est le cerveau, ou quelque chose de lui ou en lui. Mais Aristote semble vouloir dire que c’est le cœur dans ceux qui ont du sang, ou un équivalent du cœur dans ceux qui n’ont pas de sang. Que faut-il donc maintenir ?

 

(266) Réponse. Ou bien il faut dire que les opinions d’Aristote et des autres sont contraires, et à cause de cela ils ont pris position de façon différente. Ou bien, ce qui est peut-être préférable, l’opinion d’Aristote n’est pas contraire aux autres, mais complémentaire à l’opinion des autres et lui apportant des corrections, parce que ce que les autres ont moins développé (minus dixerunt) sur cette question, lui l’a ajouté. Car par ce qu’Aristote a dit dans ses propos précédents {225-233} que le cerveau a la sensation et est l’instrument du sens et est un membre divin d’une grande activité, à savoir l’intellection et le sentir et ce genre de chose, il ne semble pas être en désaccord avec ceux qui ont supposé ou supposent que le sens commun et son organe sont dans le cerveau. Il attribue pourtant, semble-t-il, le sens et son action au cœur. Car il a dit dans ses propos précédents, où il a parlé du cœur {244-245}, que le cœur est le principe du sens, et qu’il reçoit toutes les choses senties, et que le sens est dans le cœur, et que les mouvements des sens commencent à partir de lui et reviennent vers lui, et ce genre de choses. Par cela il semble qu’il attribue, lui-même, le sens tant au cerveau qu’au cœur ; au cerveau, pourtant, davantage comme instrument que comme source (principium) ; mais au cœur davantage comme source que comme instrument. Chacun des deux, pourtant, peut être dit ‘source’ (principium). Car le cœur est la source première et éloignée des sens propres, mais le cerveau est la source secondaire et proche, de telle manière que le cœur est la source de l’influence (influentie, ‘in-pouring’) première vers eux, le cerveau de la seconde. Chacun, de nouveau, peut être dit l’organe du sens commun. Car le cerveau est l’instrument qui reçoit en premier les sensibles et qui juge d’eux, et le cœur en second lieu ; et ainsi, les mouvements des sens propres commencent à partir du cœur comme à partir de ce qui insuffle (influit) en premier le souffle, la chaleur et la vie, et ils reviennent à lui comme à ce qui les saisit ensemble (comprehendit) et juge en dernier.

(267) Avec ceci concordent les propos d’Aristote du livre 12, cités plus haut {250}, où il a dit que le cerveau « est l’instrument du sens par lequel on sent à l’antérieur ». Et il ajoute au même endroit ainsi : « Et ce sens doit venir du cœur »[69]. De même, ces propos du livre 14 {233}, où il a dit que dans le cœur est la vertu première, et pourtant le cerveau est l’organe d’une action divine où il y a intellect et sens. De même, aussi d’autres propos cités plus haut {245}, dans lesquels il dit que les mouvements des sens commencent au cœur et reviennent à lui, et des choses semblables.

(268) Ceci semble donc être l’opinion d’Aristote. Car il suppose que le cœur est le membre premier et la source de la chaleur et du sang et du souffle corporel et du sens et du mouvement, le cœur à partir duquel les souffles corporels avec la chaleur et le sang montent jusqu’à un lieu autour du cerveau. Il semble également vouloir dire par le fait qu’il attribue du sens au cerveau, que ces souffles corporels procèdent à partir du cerveau aux organes des sens propres comme à partir du lieu et de l’organe du sens commun, et que « informés » par le contact avec les sensibles extérieurs, ils (i.e. les souffles) rapportent ou transportent les impressions de ceux-là au cerveau pour qu’ils soient jugés. Et il semble vouloir dire que ce mouvement-là, même s’il procède peut-être toujours plus loin jusqu’au cœur, cela n’apparaît pourtant pas pendant la veille, quand le sens et l’intellect sont en activité. Et la raison peut être une grande attention à d’autres choses, c’est-à-dire les choses extérieures ou intérieures, et un fréquent transfert de l’attention de l’une à l’autre. Mais dans le sommeil elles (i.e. les impressions) sont manifestement transportées plus loin jusqu’au cœur : tantôt par le retour des souffles (corporels) à lui, à cause du fait que les sens extérieurs sont fermés (clausi) ; tantôt par le fait qu’elles sont poussées vers le bas à partir du cerveau vers le cœur, par le mouvement de liquides épais qui descendent après avoir été refroidis autour du cerveau ; tantôt par le souffle vivifiant lui-même, qui préside partout étant essentiellement le même dans les voies sensitives. Et à cause de cela, par le fait que lui possède une image de la chose sensible, l’image peut être partout dans les voies sensitives et elle peut courir de partout ou être mue selon la vue et la direction de l’attention de ce même souffle vivifiant. Et ces choses-là apparaissent alors de façon manifeste parce que le sens et l’intellect sont sans autres activités. Et dans ce mouvement des simulacres dans le sommeil apparaissent parfois des images convulsées ou déformées (‘distorted’) ou monstrueuses ou subites, à cause du mouvement important et contraire fait à l’intérieur, parce que d’en bas la chaleur, le sang et les vapeurs montent du cœur et du nutriment et ce genre de chose. Et d’en haut descendent pareillement d’autres choses (‘other things’) à la suite des causes mentionnées plus haut. Et parfois apparaissent des simulacres entiers dans l’ordre et correctement, à savoir après la digestion complète et la sédation des mouvements mentionnés et la séparation du sang impur du sang pur.

(269) Toutes ces choses-là, Aristote semble les enseigner dans le deuxième livre du De somno et vigilia, où il dit que les mouvements des simulacres ne se produisent pas seulement pendant la veille mais aussi dans le sommeil, « et alors ils apparaissent le mieux. Car de jour par l’activité des sens et de la réflexion (intelligentia) », c’est-à-dire pendant la veille, « ils sont supprimés, comme un petit feu à côté d’un plus grand, ou les petites peines et les petits plaisirs à côté des plus grands ». « De nuit, en revanche, du fait de l’inactivité des sens (particuliers) et de leur impuissance à agir, à cause du reflux de la chaleur depuis les parties externes vers les parties internes », les mouvements des simulacres « sont rabattus vers la source de la partie sensible (sensibilis particule) » [70], ce qui selon lui est le cœur, comme il est clair dans le premier livre du même traité[71] et dans le De animalibus[72]. Et il ajoute que « les simulacres (ydola) deviennent manifestes lorsque la turbulence est apaisée »[73]. Il ajoute aussi qu’il faut considérer ces mouvements « comme des petits tourbillons qui se produisent dans les fleuves »[74] ; et peu après : « De la même manière que dans un liquide s’il subit un mouvement véhément, il arrive parfois qu’aucun reflet (ydolum) n’apparaisse, et parfois un reflet apparaît mais distordu, de telle sorte qu’il apparaît différent de ce dont il est semblable, mais s’il (i.e. le liquide) s’apaise, le reflet apparaît correct et manifeste, ainsi dans le sommeil les images (phantasmata) et les mouvements restants, qui proviennent des simulacres, sont quelquefois complètement détruits, quand le mouvement du nutriment et des autres choses à l’intérieur du corps est plus véhément, mais quelquefois les visions apparaissent perturbées et monstrueuses et les rêves sont détériorés. Mais lorsque le sang s’apaise et se purifie (discretus) dans ceux qui ont du sang, le mouvement des simulacres de chacun des sens qui a été conservé fait des rêves valides »[75], c’est-à-dire corrects et complets. Ceux-là sont les propos d’Aristote à peu près au même endroit et sans aucun doute son opinion, et il me semble qu’ils contiennent de façon suffisamment claire l’opinion que j’ai avancée à propos du mouvement des simulacres au cœur de manière manifeste durant le sommeil, mais pendant la veille pas de manière manifeste.

(270) Ceci[76] doit également être ajouté ici, que, lorsque les médecins[77] distinguent le souffle corporel en vital et animal, dont selon eux le souffle vital est généré dans le cœur et est encore inepte à rendre le corps sensible et à le mouvoir comme tel, mais le souffle animal est généré dans le cerveau à partir du (souffle) vital et alors le souffle actionne le sens et le mouvement, cela aussi peut être adapté à l’opinion d’Aristote mentionnée plus haut. Car on peut comprendre de façon congrue que, bien que le cœur soit l’origine et pour ainsi dire la mine des souffles corporels, qu’ils ne sont pas immédiatement aptes au sens à cause de leur grossièreté et leur trop grande chaleur, mais qu’ils sont plus tard, auprès du cerveau, purifiés par une plus complète digestion et ils sont rendus subtils et clairs et leur chaleur est modérée. Et ainsi ils deviennent aptes à recevoir les impressions des sensibles et à les transférer, non seulement au cerveau, mais aussi au cœur, qui est la source du sentir, de la façon dite plus haut {266}.

(271) Ces choses-là étant admises, il est clair que la faculté sensitive commune a un double organe auquel parviennent les images des sensibles, et une double source (principium) du sentir dans laquelle puisent les sens particuliers. Et les organes des sens propres sont liés à chacun d’eux, mais à l’un par l’intermédiaire de l’autre. Et pourtant il y a une faculté sensitive selon l’essence, différent selon l’être (‘in respect of existence’) seulement dans ces organes (i.e. des sens propres).

 

(Objections et réponses)

(272) Mais de cela on peut raisonnablement douter. Car si la nature ne fait rien en vain, pour quel but a-t-elle préparé deux organes pour une seule vertu, c’est-à-dire la sensitive commune ? Car à partir du moment (ex quo) qu’elle perçoit et juge suffisamment tous les sensibles par un seul (organe), l’autre semble être superflu.

(273) De même, si aucun d’eux n’est superflu, quelle est la différence dans la perception et le jugement des sensibles de part et d’autre ?

(274) Réponse. Au premier {doute : 272} il faut dire que la nature n’a pas institué ces deux organes, c’est-à-dire le cœur et le cerveau, en soi et principalement pour cela que l’opération de la faculté sensitive commune soit exercée par chacun d’eux, mais cela leur arrive (en plus). Car elle les a institués pour le bon état physique de l’animal et la nécessité d’une action régulière. Et cela est accompagné du fait que le travail de la faculté sensitive commune est fait par moyen de deux organes et dans les deux. Et cela est clarifié ainsi : l’âme ne produit des opérations de sens et de mouvement dans le corps que par moyen de la chaleur. Et dans les animaux ayant du sang il faut pour cela beaucoup de chaleur, et pour cette raison il fallait qu’il existe dans de tels animaux un membre ayant beaucoup de chaleur, à savoir le cœur. Mais parce qu’un membre aussi chaud a besoin d’être tempéré, pour éviter que peut-être la combustion continue consommerait le corps et abrégerait la vie de l’animal, il fallait qu’il y ait dans la zone au-dessus du cœur un membre froid, à savoir le cerveau, et ainsi ces deux membres ont été établis pour le bien-être physique de l’animal et pour ses besoins.

(275) Et Aristote dit cela dans le livre 12 du De animalibus, vers le milieu, ainsi : Parce que (quia) « la chaleur dans les corps sert aux opérations de l’âme, puisque le sens et le mouvement sont parmi les opérations de l’âme et que ces opérations n’existent que par la vertu de la chaleur, il est manifeste que l’animal a nécessairement une partie de chaleur », c’est-à-dire un organe chaud, à savoir le cœur. Et parce que toutes les choses ont besoin de leur contraire pour qu’elles soient tempérées et qu’il n’y ait pas en elles une mauvaise répartition, le cerveau a été créé froid. Et son contraire est la chaleur du cœur, car il ne peut pas y avoir un organe dans une certaine complexion en soi sans le contraire d’un autre (organe). Et pour cette raison la nature s’est ingéniée à disposer (ingeniata est ponere) le cerveau en opposition du cœur. Et à cause de cela la nature de cet organe était liée à la terre et à l’eau. Et pour cela tout animal ayant du sang a un cerveau »[78].

(276) De même, un autre argument pour la même chose : Comme le nutriment n’est pas immédiatement dans la première digestion apte à nourrir les membres, mais il doit être digéré encore et rendu beaucoup plus subtil, ainsi le sang et le souffle générés dans le cœur, puisque selon Aristote le cœur est le lieu de leur génération première, sont encore très chauds, épais et turbulents et moins aptes à l’usage régulier du sens et du mouvement jusqu’à ce qu’ils soient encore plus digérés et rendus subtils et purifiés. Le cerveau est donc préparé pour cela, placé plus haut en opposition du cœur, pour que le sang et le souffle soient élevés vers lui, et soient tempérés par moyen de sa fraicheur et par ce genre de modération purgés et rendus plus subtils, pour que par eux se fasse l’usage régulier et conforme du sens et du mouvement.

(277) Et Aristote confirme cet argument en disant, peu après ses propos cités avant {275}, ainsi : « Mais le cerveau améliore la complexion de la chaleur et de l’ébullition du cœur, pour que le cœur ait une chaleur modérée dans les deux veines, c’est-à-dire dans la veine majeure et dans l’aorte. Et l’arrivée de ces grandes veines au cerveau se fait dans le tissu contenant le cerveau. Et pour que le cerveau ne soit pas nui par leur chaleur, il y a des veines autour du cerveau lui-même, serrées et minces, au lieu des deux grandes (veines) », parce que les grandes sont ramifiées dans celles-là, « et le sang qui l’entoure (i.e. le cerveau) devient propre et subtil au lieu du sang épais et turbulent »[79].

(278) De même, dans le livre 14 vers le milieu, il dit ainsi : « La création de la tête ne fut qu’à cause du cerveau, parce qu’il doit y avoir nécessairement un cerveau dans les animaux ayant du sang, et ce membre doit être en opposition au cœur. Et la nature a mis dans le cerveau certains sens, parce que la complexion du cerveau est tempérée et en harmonie avec la complexion du sens à cause de la tranquillité et de la subtilité des sens »[80].

(279) Ainsi donc il est clair que la nécessité tant du bien-être que de l’action régulière exigeait l’existence de ces deux membres dans les animaux ayant du sang.

(280) Et cela est accompagné par le fait que par cet organe se fait le travail de la faculté sensitive commune, qui est de recevoir toutes les choses sensibles et de les juger quand elles sont reçues. D’où le sens commun a deux domiciles, pour ainsi dire, se regardant face à face (sese a regione respicientia), entre lesquels courent le sang et le souffle corporel, qui est directement dirigé (presidere, ‘control’) par la faculté sensitive commune elle-même. Par moyen de ce parcours des souffles et de l’unité de la sensitive qui dirige, qui est partout la même par essence dans chacun des deux domiciles et dans toute la voie intermédiaire par laquelle le souffle descend vers le cœur ou se retourne (respicit) vers lui, passe l’impression de la chose sensible, pas seulement à partir du sens particulier, mais aussi de là au cœur. Et des deux côtés la sensitive commune et l’imaginative reconnaissent et jugent comme dans leur propre domicile. Aucune des deux n’est pourtant disposée pour cela en soi, mais par accident, comme il a déjà été expliqué {274}. Et une des deux n’est pas sans occupation non plus, mais chacune a sa propre utilité.

(281) Au deuxième argument {273} il faut dire que l’opération de la sensitive commune et de l’imaginative est exécutée auprès du cerveau en premier ; mais dans le cœur en second lieu, parce que le cœur est plus éloigné des sens propres.

(282) De même, dans le cerveau principalement, comme dans un organe plus ‘spirituel’ et principalement préparé à cela ; mais dans le cœur secondairement, comme dans un organe principalement préparé à autre chose, comme il sera déjà clair.

(283) De même, dans le cerveau cela se fait de façon plus évidente, plus calme et plus complète que dans le cœur. Car peut-être le mouvement intense qui est dans le cœur ne permettrait pas que se fasse la cognition évidente et pleine et le discernement en ce lieu de tous les sensibles, s’il n’y avait pas un autre organe où cela se faisait. Maintenant, puisque cela se fait de façon adéquate auprès du cerveau, la même chose n’est pas empêchée de se faire aussi auprès du cœur à cause de son mouvement. Car ce qui est suffisamment connu dans un organe et est discerné par un autre, n’a pas besoin d’autant de calme dans l’autre pour la cognition et le discernement répétés de la même chose qu’il n’en faudrait s’il n’était pas connu ailleurs et discerné par d’autres. Et il faut noter ici qu’avant et après (s’entendent) seulement par la nature, parce que la perception et le jugement des impressions sensibles se fait en même temps et en un seul instant dans les deux (organes) : mais dans le cerveau de manière principale, évidente et pleine, et dans le cœur de manière secondaire, moins évidente et moins pleine. Et si quelqu’un soutient que les deux ne se font pas dans le même instant, je ne m’en soucie pas pour le moment, car ce sera alors un laps de temps insensible.

(284) De même, autrement à propos de la même chose : la même puissance qui d’abord sent et se représente (des choses), cherche ensuite à les atteindre (appetit) d’une façon ou d’une autre, et prend un élan (impetus) vers le mouvement, et elle meut aussi selon qu’elle est affectée par l’appétence. Puisque donc la sensitive commune et la représentation (ymaginativa), parce qu’elles sont des vertus cognitives, ont besoin d’un organe clair, ‘spirituel’ et calme, à cause de cela le cerveau, qui a ce genre de conditions, est préparé à cela. Et parce que l’appétitive a besoin de vigueur pour faire l’élan et faire mouvoir l’animal, ce qui ne se fait que par beaucoup de chaleur et des souffles forts, le cœur, qui a ce genre de conditions, est préparé à cela. Mais je ne dis pas que le mouvement ne procède pas du cerveau et que le cœur n’a pas de sens et de représentation. Car puisque l’élan pour mouvoir procède de la représentation (ymaginativa), selon Aristote dans le troisième livre du De anima[81], il est dit correctement que la représentation, d’où se fait un tel élan, est dans le cœur. Mais l’élan vers le mouvement vient principalement et surtout (maxime) et premièrement du cœur. Et la représentation vient de là secondairement et dans une moindre mesure, et non pas en premier.

(285) De même, parce qu’il appartient à la cognition ou la représentation complète de diriger le mouvement et l’emmener de façon régulière, pour cette raison la direction du mouvement et sa poursuite régulière vient du cerveau, où se trouve le siège principal de cette cognition. Car ceci est l’ordre, me semble-t-il, que le sens commun et la représentation, qui sont une seule puissance selon la substance et président en même temps dans le cerveau et dans le cœur, font l’opération de la représentation complètement dans le cerveau. Et cette opération atteint aussi le cœur, et de là l’appétitive, qui ne diffère pas essentiellement de la sensitive et de la représentation, commence à faire l’élan pour mouvoir l’animal. Et ce même élan, fait par le cœur, se poursuit dans le mouvement régulier à partir du cerveau, à savoir de la partie postérieure, comme il est enseigné dans le livre De differencia spiritus et anime[82]. Et ainsi le début (principium) de cette cognition et de cette représentation est dans le cerveau ; mais la fin est dans le cœur. Et le début du mouvement vient du cœur, et la poursuite du cerveau. Et le tout se fait par une seule âme mouvant simultanément les deux membres, mais mouvant (agentem) le sens et la représentation principalement dans l’un, et mettant le mouvement en route principalement dans l’autre.

(286) Un signe évident de ceci est que pour ceux qui utilisent beaucoup la représentation la tête est altérée et affectée (patitur), et en particulier la partie antérieure, où est la cellule de la sensitive commune et de la représentation. Et pour ceux qui commencent à se mouvoir selon l’appétit, le cœur est altéré et affecté, et cela est senti de façon évidente par l’altération du pouls dans tout le corps.

(287) Cette réponse est satisfaisante pour les deux questions posées auparavant {272-273}, parce qu’il est clair aussi à quel point l’âme utilise ces deux membres de manière différente en sentant ou se représentant et en mouvant, et combien chacun était nécessaire et aucun superflu.

(288) Ces choses-là étant comprises, il est clair ce qu’il faut dire à la question principale {219}. Mais tous les arguments avancés pour la première partie, je les concède, parce qu’ils ne montrent que le fait que le cerveau est l’instrument du sens commun. Pareillement je concède aussi les arguments dans la deuxième partie jusqu’à cet argument qui essaie de montrer que seul le cœur est son instrument, par le fait que tous les organes des sens propres ne semblent pas liés au cerveau {242-247}. Puisque donc les propos d’Aristote ne contredisent pas les propos des médecins et des théologiens, on peut soutenir, comme il est enseigné dans le livre De differencia spiritus et anime[83] et comme enseignent les médecins, que les instruments des sens particuliers concourent dans la partie antérieure du cerveau, où est située la cellule du sens commun et de la représentation.

(289) Mais sur le goût on peut dire ainsi, à savoir qu’à partir de cette partie antérieure du cerveau des nerfs procèdent jusqu’à la partie inférieure auprès du cœur, où se fait l’opération du sens du goût.

(290) Mais à cela s’oppose le fait que dans le livre De differencia spiritus et anime il est dit que « du ventricule antérieur du cerveau » procède une « paire de nerfs qui est liée à la langue, et par cela se fait le sens du goût »[84].

(291) Et encore, à chacun de ces deux avis {289-290} s’oppose ce que dit Augustin dans le Super Genesim, livre 7, chapitre 10, à savoir que « du milieu du cerveau comme d’un centre des canaux ténus sont menés aux yeux, aux oreilles, aux narines et au palais, pour pouvoir voir, entendre, flairer et goûter »[85].

(292) Voici donc trois opinions différentes {289-291} sur l’organe du goût, dont une le situe auprès du cœur, une autre dans la langue, la troisième dans le palais.

(293) Encore, qu’est-ce que c’est que dit Augustin {291} que ces canaux procèdent à partir du milieu du cerveau, bien que pourtant lui-même peu après, dans le chapitre 13[86], suppose avec les médecins qu’ils procèdent de la partie antérieure du cerveau ?

(294) A la première de ces remarques {292} il faut ou bien dire que les opinions sont différentes et en désaccord, ou bien elles peuvent être rendues concordantes de cette manière. Puisque le nutriment est l’objet du goût, et qu’il est double, c’est-à-dire en premier et non digéré, et en dernier et déjà digéré, dont le premier est l’aliment brut reçu par la bouche, et le second le sang – parce qu’Aristote dit dans le livre 15 du De animalibus, bien avant la fin, que « le sang est le dernier état de l’aliment dans les animaux ayant du sang ; ou c’est ce qui lui correspond dans les autres »[87] -, il se peut que la nature ait ordonné qu’à partir du cerveau des nerfs gustatifs soient envoyés tant à la bouche qu’au lieu auprès du cœur : à la bouche à cause du goût de l’aliment encore brut et non digéré, au lieu auprès du cœur à cause du goût du dernier état de l’aliment, parce que le sang est généré dans le cœur selon Aristote {256}. Et du premier de ces goûts parlent le livre De differencia spiritus et anime et Augustin {290-291}, du second Aristote {248-249}. Mais ce qui est dit dans le livre De differencia spiritus et anime {290}, que des nerfs gustatifs sont envoyés à la langue, et Augustin {291} dit au palais, peut-être les deux sont vrais. Car peut-être ce n’est ni seulement avec la langue qu’on goûte, ni seulement avec le palais, mais avec les deux combinés en même temps. D’où, sans doute, une partie des nerfs envoyés à la bouche pour le goût va à la langue et une partie au palais, et ainsi chacune des trois opinions mentionnées est peut-être vraie. Mais aucune ne contient toute la vérité. Mais toute la vérité sur l’instrument du goût est constituée par les trois combinées.

(295) Ou on pourrait dire qu’à partir du cerveau des nerfs gustatifs descendent d’abord jusqu’aux environs du cœur, pour qu’ils soient confortés là par la chaleur du cœur, parce que dans l’instrument du goût il y a abondance de liquide aqueux, et ensuite ils retournent en haut vers la langue et le palais, où se réalise l’acte de goûter. Car de cette manière le livre De differencia spiritus et anime dit de l’instrument du toucher, qu’à partir du cerveau une paire de nerfs descend « jusqu’aux parties extérieures (i.e. du corps), leur donnant le sens (du toucher), et de là une partie retourne jusqu’à la glotte (huvula)[88] en la mouvant pour qu’elle soit rassemblée en haut »[89]. En parlant de cette façon de l’instrument du goût il est clair qu’Aristote parle de l’instrument du goût d’après le lieu du raffermissement, où il est renforcé pour l’acte de goûter, mais les autres d’après le lieu où il effectue l’acte de goûter.

(296) A la deuxième remarque il faut dire qu’Augustin appelle là ‘milieu’ (medium), non ce qui a la même distance de tous les côtés par rapport aux limites extrêmes du cerveau, mais ce qui est à l’intérieur des limites, parce que tout ce qui est entre un terme et un autre terme d’une chose est le milieu de ces termes. Et il dit centre, non par rapport au cerveau, mais par rapport aux sens particuliers, dont les instruments partent de la partie antérieure du cerveau jusqu’aux extrémités du corps, de sorte qu’on sent par eux, comme à partir du centre d’un cercle des lignes partent à la circonférence.

(297) Sur le toucher on peut dire de façon similaire comme il a été dit à propos du goût, c’est-à-dire qu’à partir de la partie antérieure du cerveau des nerfs tactiles procèdent vers le bas jusqu’aux environs du cœur, pour qu’ils soient renforcés là par la chaleur du cœur, parce que l’instrument du toucher a beaucoup de froid fait de terre, et de là ils sont dérivés vers toutes les parties du corps qui ont du sens. Et alors le propos d’Aristote {248} ne sera pas contraire aux médecins {288}, qui supposent que des nerfs ‘tangibles’ (i.e. du toucher) partent du cerveau, comme le font aussi les nerfs des autres sens. Et ce ne sera pas non plus contraire à Augustin disant dans le Super Genesi, livre 7, chapitre 13, que l’organe « du toucher est diffusé à travers tout le corps, mais qu’il est montré qu’il fait son chemin à partir de la partie antérieure du cerveau »[90].

(298) Sur l’ouïe on peut dire que, comme les nerfs des yeux sont deux là où ils sont liés aux yeux, et qu’ils sont ensuite combinés et de nouveau divisés avant qu’ils n’arrivent au cerveau, comme l’enseigne l’auteur de la Perspectiva[91], ainsi il en va sans doute selon Aristote de l’instrument de l’ouïe, c’est-à-dire que les voies de l’ouïe partant des oreilles sont liées à la partie postérieure de la tête, et qu’elles arrivent néanmoins à la partie antérieure du cerveau, d’où sortent les nerfs sensitifs. Et ce qu’il dit {250} que l’instrument de l’ouïe est « dans la partie postérieure de la tête », on peut comprendre par « postérieure de la tête » tout ce qui est derrière le visage. Ou, si on comprend la partie basse (occidua) de la tête, on peut dire qu’il appelle ‘instrument de l’ouïe’ la convergence des deux voies partant des oreilles, qui sont liées à la partie postérieure de la tête, comme est appelé ‘instrument de la vue’ la convergence des nerfs allant aux yeux à l’intérieur du front. Mais ceci n’empêche pas l’instrument du sens commun, là où les voies auditives sont liées à la partie antérieure du cerveau.

(299) Ainsi il est donc clair qu’on peut raisonnablement dire que les organes des sens propres sont liés les uns aux autres auprès du cerveau, et pourtant ils sont plus tard liés au cœur, parce qu’à partir du cerveau jusqu’au cœur s’étend cette chose qui est l’instrument du sens commun, de sorte que tant le cerveau que le cœur avec cette voie intermédiaire sont le lieu d’opération du sens commun, mais de la façon décrite plus haut {266-267}. Et ainsi les organes des sens propres se rapportent (respiciunt) tant au cerveau qu’au cœur comme leur source (principium), mais plus directement au cerveau qu’au cœur.

(300) A l’objection faite après {252}, à savoir que le cerveau selon Aristote n’est lié à aucun des membres sensibles, on peut dire que ‘cerveau’ peut être compris de deux façons : d’une façon seule cette substance molle qui est composée de manière dominante d’eau et de terre, et celle-là n’est pas liée à autre chose (aliis) ; d’une autre façon il est la même chose que le filet par lequel il est enveloppé, et que les nerfs sensitifs mous qui partent de là et lui sont contigus (i.e. au filet), et ainsi il (i.e. le cerveau) est lié aux membres des sens propres. Et les propos d’Aristote doivent être compris de la première façon, les propos d’Augustin et des médecins sur cette matière de la seconde.

(301) Il est donc enseigné dans le livre De differencia spiritus et anime[92] que de grandes veines, montant du cœur au cerveau, sont ramifiées lorsqu’elles arrivent à lui, et des veines graciles ramifiées sont entremêlées à la manière d’un filet, et ceci contient correctement le cerveau, et une partie du filet s’étend du bas vers la partie antérieure du cerveau et emmène à lui le souffle vital. A partir de cette même partie antérieure du cerveau naissent des nerfs sensitifs envoyés aux diverses parties du corps, pour qu’en elles opèrent les sens propres. Donc le souffle vital, reçu du filet du cerveau, est digéré et purifié et rendu plus subtil et plus clair dans les ventricules du cerveau antérieur, et ainsi il se transforme en (transit in) souffle animal, qui est ensuite transmis par les nerfs sensitifs pour opérer le sens dans le corps, et par les nerfs motifs pour opérer le mouvement. Ceci est l’opinion transmise dans ce livre, avec laquelle concorde la doctrine de l’Anathomia[93].

(302) J’ai dit ces choses-là {300-301} pour qu’on sache ce qui est compris par ‘cerveau’ selon qu’il est dit instrument du sens commun et ce qu’est le cerveau selon qu’il n’est pas lié aux membres sensibles, et ce qu’il est selon qu’il est lié à eux. Car il faut supposer que les organes des sens propres sont liés à l’organe du sens commun. Donc la ventricule du cerveau contenant l’origine des nerfs sensitifs naissant d’une seule racine, ou la racine originelle elle-même de ces nerfs, ou le souffle animal en eux, doit être dit ‘instrument du sens commun’, ou chacun d’eux de diverses manières. Et comme les organes des sens propres sont liés à cet organe du sens commun, ainsi à partir de lui s’étendent la voie ou les voies jusqu’au cœur, soit par les veines du filet du cerveau, soit par les nerfs sensitifs et motifs, soit plutôt des deux façons.

(303) Cette objection qui est faite après {253-255} peut être concédée, parce qu’elle ne conclut rien sinon que la vertu sensitive commune exerce ses opérations dans le cœur, mais de cela il ne suit pas que c’est là surtout ou premièrement ou principalement. Mais comme lui (i.e. le cœur) est le premier membre en procédant des parties intérieures aux parties extérieures, ainsi il est le dernier dans lequel se fait l’opération de sentir, parce que ce genre d’opération procède de l’extérieur à l’intérieur, et pour cela elle parvient en dernier au membre premier.

(304) A cela qui suit {256} on peut dire que ‘sang propre’ est dit là le sang ténu et subtil ; car il veut dire, comme il semble, qu’un tel sang est plus chaud et dispose plus au sentir (maioris sensus) que le sang épais, même si dans d’autres conditions ils sont égaux. Car il dit là ainsi : « Le sang épais contient plus d’aliment pour le corps et dispose moins au sentir. Mais le sang propre est plus chaud et dispose plus au sentir »[94]. Il faut donc concéder qu’un tel sang convient dans l’opération de la sensitive commune, mais de cela il ne suivra pas que le sang du cœur convient le plus à l’opération de la sensitive commune. Car le sang qui est encore dans le cœur est épais et trouble, et après, dans les canaux, c’est-à-dire dans les veines, il est rendu plus subtil.

(305) Et cela que tu dis {256} qu’il est plus pur et à cause de cela plus subtil dans sa source qu’ailleurs, ne semble pas devoir être concédé. Car l’eau dans la terre molle, abondante dans sa source même, est trouble et épais, et après elle est rendue claire et ténue dans les cours d’eau, et il peut en être ainsi dans la génération du sang.

(306) De même, s’il fallait concéder que le sang dans sa source est plus pur, il ne faudrait pas le concéder autrement, semble-t-il, que parce que là il semble être moins mélangé à de mauvais humeurs, mais non parce que là il serait plus ténu et plus subtil. Car le sang est épais et trouble dans sa première génération, et après il devient plus ténu et subtil, comme il a été dit dans ce qui précède {304-305}.

(307) Mais maintenant on objectera peut-être ainsi : Si « le sang plus pur », c’est-à-dire ténu et subtil, « est plus chaud et dispose plus au sentir », selon Aristote {304}, et le sang[95] des veines est d’une telle qualité (talis) davantage que le sang du cœur, alors le sang des veines est plus chaud et dispose plus au sentir que le sang du cœur, ce qui ne semble pas rationnel, c’est-à-dire que le sang serait plus chaud ailleurs que dans le cœur.

(308) A cela il me semble qu’il faut répondre que le sang est plus chaud dans le cœur  qu’ailleurs accidentellement, c’est-à-dire en raison du lieu, mais ailleurs il devient plus chaud selon l’essence. Car pendant qu’il y a en lui beaucoup d’aquosité et de ‘terréité’ (terrestritas) à cause de sa qualité épaisse et trouble, il est moins chaud en essence. Mais quand il est purgé de ces qualités-là, il devient plus chaud en essence.

(309) De même, ce qui a été objecté là {256}, ainsi : Si le sang plus chaud dispose plus au sentir, alors il convient mieux à l’opération de la sensitive commune, et alors le sang du cœur qui est le plus chaud lui convient davantage. Il faut dire que dans la mesure où il est plus chaud par la chaleur essentielle et non accidentelle, autant il convient plus à l’œuvre de la sensitive commune. Mais autant il est plus chaud par la chaleur accidentelle, autant il lui convient moins. Mais cette grande chaleur du cœur est accidentelle ou bien totalement ou bien dans une large mesure, comme il a déjà été dit {308}, et pour cette raison, pour qu’on ne pense pas que la chaleur accidentelle convient, Aristote ajoute au même endroit, peu après, ainsi : « Et certains animaux sanguins ont un sang plus froid et plus subtil, et ils sont plus intelligents que les animaux ayant un sang contraire »[96]. Mais pour qu’on ne pense pas que la froideur essentielle convient, il ajoute immédiatement ainsi : « Et les meilleurs animaux sont ceux qui ont un sang chaud, subtil, propre, parce que de tels animaux sont ‘convenables’ (sunt convenientia, ‘stand better in respect of’) en intelligence et audace et des choses similaires »[97]. Par la première citation (auctoritas) il enlève la chaleur accidentelle qui excelle, et par la seconde il indique l’utilité de la chaleur essentielle.

(310) Un signe de cela est le fait que dans les aliénés le sang est beaucoup plus chaud qu’il ne doit être à cause de l’abondance de la chaleur accidentelle, et dans de telles personnes il n’y a pas de sang apte pour l’usage de la sensitive commune ou de la représentation. Mais lorsque la chaleur en eux est tempérée, de sorte que l’accidentelle ne prévaut pas sur l’essentielle, alors le sang commence à être apte (competere) aux travaux réguliers de la sensitive commune et de la représentation.

(311) Cela qui suit {257-258}, où il argumente que la sensitive commune et la représentation utilisent le cœur parce que là se trouve la vertu appétitive, cela doit être concédé.

(312) A toutes les objections qui suivent {259-261} la réponse est claire par la distinction faite plus haut à propos de l’acception de ‘cerveau’ {300}. Car si ‘cerveau’ est pris dans le sens de cette masse blanche et humide plus molle qui est contenue par le crâne et la membrane et le filet et les nerfs, avec d’autres choses encloses (? aliis circumscriptis), ainsi il est quelque chose de plus froid que ce qui convient à l’opération de l’âme en soi. Et ainsi il manque de sang et de nerfs et de sens. Mais s’il est pris pour cette masse telle qu’elle est enveloppée de la membrane et du filet, et dans la mesure où elle est l’origine des nerfs et qu’elle purifie et aide les souffles corporels, de sorte que le tout agrégé est compris par le nom ‘cerveau’, ainsi il a suffisamment de souffle et de chaleur pour faire les opérations de l’âme. Ainsi aussi il a du sang et des nerfs et le sens dans ces mêmes parties (in eisdem) par le souffle animal. Et ainsi toutes les objections sont résolues.

(313) Il faut pourtant savoir ceci, que ce que dit Aristote dans le troisième livre du De animalibus {262} qu’aucun nerf n’est dans la tête, doit être compris à propos des nerfs plus durs du corps, tels que la nature les a ordonnés pour faire un impulse fort pour pousser et tirer et sauter et ce genre de choses. Mais il y a là aussi des nerfs plus mous pour donner le sens et le mouvement, qu’il n’appelle pas là des nerfs à cause de leur qualité tendre.

(314) Notez aussi ceci, qu’Aristote semble parler là de nerfs par lesquels les os sont joints entre eux, et non des autres. Et pour cette raison il dit qu’il n’y a pas de nerfs dans la tête, semble-t-il, parce que les os de la tête ne sont pas joints par des nerfs mais par des sutures. Car il dit là ainsi : « Et aucun nerf n’est dans la tête, et les os de la tête ne sont joints que par des sutures en forme de scie (serrales, serales, ‘zig-zag’), etc. »[98].

(315) Ces choses-là donc sur l’organe du sens commun, nous les avons exposées en faisant concorder les propos d’Aristote avec les propos des autres sans assertion téméraire. Notez ici, lecteur, que nous avons fait concorder les propos d’Aristote et des autres pour cette raison, parce qu’il n’est pas vraisemblable que tous les médecins anciens et leurs imitateurs modernes ont erré en affirmant que les organes des sens propres ont leur origine dans le cerveau et qu’ils concourent au même endroit en un seul organe du sens commun. Et Aristote ne semble pas non plus les contredire, en disant que le cerveau est l’instrument du sens. Pourtant nous n’osons pas assurer témérairement qu’il n’est pas autrement que comme ils ont supposé, pour cette raison qu’Aristote n’affirme pas explicitement que les organes de tous les sens propres concourent quelque part ailleurs que dans le cœur. Car il dit {278} que la nature a placé certains sens dans la tête près du cerveau. D’où on voit suffisamment bien qu’il veut dire que le cerveau est l’instrument commun aux trois sens, c’est-à-dire la vue, l’odorat et l’ouïe. Mais sur le goût et le toucher il ne semble pas affirmer une telle chose. Mais quelle que soit la vérité dans cette question[99], il est certain que les propos d’Aristote et des autres ont été mis en accord de façon probable (probabiliter concordata sunt, « probably accord with »). Et ceci doit pour le moment suffire à propos de cette question qui s’est présentée à l’esprit (incidentali).

 

 

Thèmes :

 

  • remarques préliminaires, notamment : la faculté imaginative et la faculté sensitive sont identiques en essence, mais différentes selon la fonction et l’usage
  • comment les images arrivent des sens particuliers au sens commun, qui est l’intermédiaire entre les images et l’imaginative (ou représentation)
  • les instruments des sens : les nerfs et le souffle corporel
  • le sens commun comme instrument du corps (Augustin)
  • la nature du souffle (spiritus ; Augustin et Pseudo-Augustin)
  • localisation du sens commun dans le cerveau
  • quel membre du corps est l’organe du sens commun (longue discussion avec nombreux arguments : le cerveau, le cœur, réponse : les deux ; les opinions (d’Aristote, Augustin, les médecins) sont complémentaires ; ensuite, objections et réponses) – à l’intérieur de cette discussion il est question notamment de souffles corporels, de sang, de nerfs, de mouvement, de simulacres, de la constitution et de la division du cerveau, des sens propres et leurs rapports au cerveau et au cœur, ainsi qu’avec le sens commun)
  • conclusion à propos de l’organe du sens commun

 

 

Commentaire:

 

A propos du traité en general, citons d’abord l’éditeur, Osmund P. Lewry (Lewry, pp. xx-xii):

“It is the second treatise, that on imagination and the working of internal senses which witnesses more strikingly to Kilwardby’s patristic interest. In the De spiritu fantastico he strives to reconcile the more recently assimilated thought of the most influential of the Latin Fathers, Augustine, with his earlier extensive reading in Aristotle. In his questions on the first and second books of the Sentences, as M.-D. Chenu noted, Kilwardby makes a distinctive use of the Augustian terminology of ‘spiritus’ for the imagination. In this treatise too it is the biblical and patristic language of spiritus which is the starting-point of Kilwardby’s inquiry (S1). Citations from Augustine and Aristotle are then set side by side and their terminology compared. The conciliation of their thought is clearly at issue throughout the work, and frequently their names occur together in contexts where their thinking is compared. Not all the differences can be resolved, however, and it is significant that at one point in regard to q. 3 Kilwardby expresses his adherence to Augustine in preference to Aristotle, because of Augustine’s higher insight into spiritual matters:

Quia tamen novimus beatum Augustinum multo sublimius in spiritualibus precipue illuminatum quam Aristotilem, nec facile est satisfacere per dictam responsionem racionibus que pro Augustino faciunt, ideo partem primam questionis que est sententia Augustini potius credimus habere veritatem, et eidem proinde adheremus.

 

Real conflict is resolved in favour of Augustine. All the same, where he can, Kilwardby will try to save the opinion of Aristotle. Thus in q. 4 he poses the dilemma that theological and medical opinion favours Augustine, connecting the organ of common sense with the brain, while Aristotle’s philosophical writings seem to relate it to the heart:

Ecce quam diversimode videtur sentiri de sensu communi et eius organo, quia theologi, sequentes Augustinum, et medici aperte volunt quod sit cerebrum, vel aliquid eius vel in ipso. Aristotiles autem videtur velle quod sit cor in habentibus sanguinem, vel proportionale cordi in non habentibus sanguinem. Quid igitur tenendum?

Kilwardby’s reply shows his reluctance to admit that Aristotle is wrong: his opinion adds something to correct what the others have overlooked:

Responsio. Aut dicendum quod contrarie sunt opiniones Aristotilis et aliorum, et ideo diversimode posuerunt. Aut, quod forte potius est, opinio Aristotilis non est aliis contraria, set est appositiva ad opionem aliorum et eiusdem correctiva, quia quod alii minus dixerunt de hac questione ipse addidit.

Similarly, Kilwardby later notes an apparent difference of opinion, linking taste either with the heart, the tongue or the palate, but he is unwilling to leave it unresolved:

. . . aut oportet dicere quod diverse sunt opiniones et discordes, aut concordari possunt hoc modo … Et de primo horum gustuum loquitur liber De differencia spiritus et anime et Augustinus; de secundo Aristotiles.

Again, he finds two senses of ‘brain’, one which is that of Aristotle, the other that of medical men and Augustine: “. . . primo modo est intelligendum verbum Aristotilis; secundo modo verbum medicorum et Augustini de hac materia”.

Kilwardby’s final words about the competing claims of heart and head in regard to the connection of the external senses with the common sense show that on the one hand he is unwilling to reject the consensus of medical opinion, ancient and modern, in placing this connection in the brain, and that on the other hand he does not find Aristotle saying expressly that it is the heart, at least for sight, taste and hearing. He is optimistic, however, that the difference may be only apparent: “Quicquid tamen sit verum in hac questione, constat quod probabiliter concordata sunt dicta Aristotilis et aliorum”.

Although, then, it is not attested by the medieval chroniclers or cataloguers of Dominican writings, there can be little doubt that the De spiritu fantastico was written by Kilwardby when he had already begun to teach theology, and perhaps when his activity in summarizing Augustine had given him a closer familiarity with those texts and a more pressing concern to harmonize patristic literature with his extensive reading in Aristotle. Since this concern is more evident here and perhaps was even the occasion for this treatise, it seems not unlikely that the De spiritu fantastico was written after the De tempore and so perhaps not earlier than the late 1250s. It is questionable whether Kilwardby would have undertaken this work after becoming Provincial in 1261, but it cannot be ruled out. Comparison with the reply to John of Vercelli’s questions, composed in 1271, is difficult, since that was an expert opinion required under obedience by his superior”.

 

Le traité étant consacré au spiritus fantasticus, on peut se demander pourquoi la dernière partie traite de l’organe du sens commun. En fait, quand la question se pose comment les images sont transférées à l’imagination (ou représentation), c’est-à-dire la question du lien entre la perception des sens extérieurs, les images et l’imagination, cela implique naturellement la discussion du sens commun, intermédiaire entre la perception extérieure et les sens intérieurs. Après une première (brève) explication sur la façon dont les impressions (species) des choses sensibles arrivent des sens propres au sens commun (question 3, § 183sqq.), avec arguments, doutes et réponses, Kilwardby estime qu’une discussion détaillée du sens commun s’impose.

Cependant, on s’étonne de la longueur (22 pages sur 75 dans l’édition de Lewry, 21 pages sur 78 dans la traduction de Broadie) et du caractère scientifique de cette discussion. A part Augustin et Aristote, qu’il tente de faire concorder, comme l’observe Lewry, il cite Avicenne, Costa ben Luca, Pseudo-Galenus (ou Pseudo-Ricardus Anglicus), les livres d’Aristote sur les animaux, qui traitent des impressions physiologiques des êtres vivants, Alhazen, et “les médecins anciens et leurs imitateurs modernes”. Kilwardby avait donc des lectures étendues sur des questions physiologiques. Compte tenu du fait que ses commentaires sur Aristote ne concernent que la grammaire, la logique et l’éthique, il semble vraisemblable qu’il a étudié les sources mentionnées durant ou après son enseignement à la Faculté des arts de Paris, tout en préparant son traité De ortu scientiarum.

Notons d’ailleurs que Kilwardby dans ce traité ne semble pas utiliser les œuvres psychologiques d’Albert le Grand, mais seulement son commentaire sur la Physique et cela une seule fois. Cela est étonnant compte tenu du sujet qu’il traite et on peut se demander si nous avons ici un argument pour une datation plus précoce que celle donnée par Lewry.

D’autre part, Rega Wood (voir la bibliographie) a montré qu’il y a des parallèles, mais aussi des désaccords entre le traité de Kilwardby et le commentaire de Rufus sur le De anima, notamment sur la nature des species sensibles. Il est possible, mais pas certain que Kilwardby connaissait ce commentaire. D’ailleurs, il ne cite aucun auteur contemporain explicitement. On peut seulement constater, dans certains passages, des parallèles avec quelques auteurs, comme Roger Bacon (voir l’Index auctorum de l’édition de Lewry).

En tout cas, nous avons ici une discussion très complète du sens commun, de son organe et de ses rapports avec les autres sens. Notons qu’à propos de l’organe et sa localisation, Kilwardby se range à la solution qu’on a déjà rencontrée chez plusieurs auteurs : celle qui veut que le sens commun a un double organe, cerveau et cœur. Cependant, il se donne beaucoup de mal pour montrer le bien-fondé de cette solution, ainsi que pour discuter en détail le fonctionnement des sens particuliers par rapport au sens commun.

Dans son article à propos de la perception dans ce traité, José Felipe Silva (voir bibliographie) discute la façon dont Kilwardby adresse la transmission des species à partir des organes des sens propres à celui du sens commun, en distinguant le souffle vivifiant en corporel et incorporel, le souffle corporel se divisant en souffle vital (venant du cœur) et souffle animal (purifié dans le cerveau), le tout étant véhiculé par des nerfs, comme l’avait décrit Avicenne. Et c’est par le ‘souffle sensitif’ (spiritus sensitivus) que l’âme « vivifie, meut et rend sensible » le corps. C’est seulement après le traitement du souffle sensitif et après la discussion de la mémoire, qui est selon lui la partie inférieure du souffle incorporel, que Kilwardby parle du sens commun et de l’imaginatio. Silva montre bien comment tout ce qui précède y mène logiquement, bien que Kilwardby présente le sujet comme un ‘afterthought’.

Comme l’a dit Lewry, Robert Kilwardby se donne aussi beaucoup de mal pour faire concorder Augustin et Aristote. Il était un homme qui aimait l’harmonie, mais aussi un homme de savoir, qui cherchait à aller jusqu’au bout des connaissances.

 

 

Bibliographie selective:

 

Lewry, op. cit., introduction ;

J.F. Silva, « Robert Kilwardby on Sense Perception », in Theories of Perception in Medieval and Early Modern Philosophy, éd. S. Knuuttila et al., Dordrecht 2008, pp. 87-99;

J.F. Silva, Robert Kilwardby on the Human Soul. Plurality of Forms and Censorship in the Thirteenth Century, Leiden/Boston 2012 (pp. 131-176 “Sense Perception”; 171-176 “The Organ of the Common Sense”);

J.F. Silva, “Robert Kilwardby on the Theory of the Soul and Epistomology”, in A Companion to the Philosophy of Robert Kilwardby, ed. H. Lagerlund et P. Thom, Leiden/Boston 2013, pp. 275-313.

 

 

 

[1] Augustinus, De Trinitate, 12, 1-2 (CSEL 50, 356-357).

[2] Aristoteles, De anima, 3, 3 (429a1-2).

[3] Ibid., 5-7 (431a11-13).

[4] Aristoteles, De insomniis, 2 (459a15-16).

[5] Cf. Arist., De an. II, 7 (419a13-14, 23-29).

[6] Aristoteles, De insomniis, 2 (459a8-22).

[7] Ed. Lewry : ea ; lege eas ?

[8] Aristoteles, De somno 2 (455a19-21).

[9] Id., De anima 3, 12 (439a9-10).

[10] Aristoteles, De insomn. 2 (459a25-28). Traduction P.-M. Morel.

[11] Augustinus, De Trin., 11, 2 (CSEL 50, 336).

[12] Cf. Avicenna, Liber de anima, III, 8, éd. Van Riet 1, 269-270 : « Deinde quod est post hoc, est spiritus reddens quod videtur non apprehendens iterum ; sin autem, divideretur iterum apprehensio propter divisionem nervorum ; et iste reddens est de substantia videntis, et penetrat in spiritum qui est repositus in primo ventriculo cerebri, et imprimitur iterum forma visa in ipso spiritu qui est gerens virtutem sensus communis, et sensus communis recipit illam formam […] Deinde hec virtus que est sensus communis reddit formam alii parti spiritus, que est continua cum parte spiritus que vehit ipsum, et imprimit in illam formam ipsam, et reponit eam ibi apud virtutem formalem, que est imaginativa […] que recipit formam et conservat eam »; Costa ben Luca, De differentia animae et spiritus 2, (éd. Barach, pp. 127-130).

[13] Cf. Costa ben Luca, De differentia animae et spiritus 2, (éd. Barach, pp. 124, 126-127, 130).

[14] Augustinus, De Genesi ad litteram 7, 13 (CSEL 28, 3, 2 p. 212).

[15] Ibid., 17 (p. 214).

[16]Id., De musica 6, 5 (PL 32, 1169).

[17] Id., De Genesi ad litteram 12, 16 (CSEL 28, 3, 2 p. 401).

[18] Costa ben Luca, De differentia animae et spiritus 1, éd. Barach, p. 121.

[19] Ed.: sine radice, lege  sive.

[20] Aristoteles, De anima 2, 12 (424a18-20).

[21] Costa ben Luca, De differentia animae et spiritus, 2, éd. Barach, pp. 124-127.

[22] Ps-Aug. (Alcher. Clareval.), De spiritu et anima, 22 (PL 40, 795).

[23] Ibid.

[24] Ps.-Galenus, Anatom. viv., 20 (éd. von Töply, p. 7).

[25] Ibid., 41 (pp. 27-28) : Cerebrum autem est frigidum … ne inflammetur vapore fumorum accidentium a stomacho, et ne inflammetur motu nervorum sensibilium, vel per operationes sensibiles, ymaginationes et cogitationes … Item cerebrum in anteriori sui parte mollius est et humidius, propter nervos inde orientes, qui molliores habent esse quam nervi sensibiles …

[26] Aristoteles, De historia animalium, 1, 11 (429a18-21).

[27] Ibid., 4, 8 (533a13-15).

[28] Aristoteles, De partibus animalium, 2, 10 (656a19-23).

[29] Ibid. (656b11-13).

[30] Ibid. (656b22-23).

[31] Ibid., 4, 10 (686a14-15, 27-32) ; identique, y compris l’expression sensus communis.

[32] Ibid., 2, 7 (652b5).

[33] Ibid., 2, 7 (652b5).

[34] Ibid., 2, 10 (656a30).

[35] Daniel 4.2.

[36] Arist., De somno et vig., 2 (456a4-6).

[37] Id., De partibus animalium, 2, 1 (647a28-31).

[38] Ibid., 2, 10 (656a28).

[39] Ibid., 3, 3 (664b11-12).

[40] Ibid., 3, 4 (666a11-13).

[41] Arist., De generatione animalium, 2, 6 (743b25-26).

[42] Ibid., 5, 2 (781a20-23).

[43] Aristoteles, De sensu et sensato, 2 (439a1).

[44] Id., De partibus animalium, 2, 10 (656a29).

[45] Ibid., (656b14-15).

[46] Ibid., (656b18-19).

[47] Ibid., (656b22-23).

[48] Ibid., 7 (652b2-3).

[49] Aristoteles, De generatione animalium, 2, 4 (740a3-4).

[50] Ibid., (740a16-18).

[51] Ibid., 2, 5 (741b15-17).

[52] Ibid., 2, 5 (741b17-23).

[53] Aristoteles, De anima, 2 (413b1-2).

[54] Id., De somno et vigilia, 3 (458a28-29).

[55] Cf. ci-dessus § 233.

[56] Aristoteles, De partibus animalium, 2, 2 (648a3-4).

[57] Ibid., (647b5-6).

[58] Id., De anima, 3, 10 (433a9-10).

[59] Id., De partibus animalium, 2, 1 (647a28-31).

[60] Ibid., 3, 4 (666a11-13) ; cf. § 245.

[61] Ibid., 2, 7 (653a21).

[62] Ibid., (652a28).

[63] Ibid., (652b10-13).

[64] Ibid., 10 (656b20-22).

[65] Id., Historia animalium, 3, 3 (514a18-19).

[66] Ibid., 5 (515b13).

[67] Costa ben Luca, De differentia animae et spiritus, 1 (éd. Barach, p. 121) : « … in venis pulsus ad vivificandum corpus ; operatur ei quoque vitam et anhelitum atque pulsum. Et similiter oritur ex cerebro et nervis et operatur sensum atque motum ».

[68] Aristoteles, Historia animalium, 3, 19 (520b15-17).

[69] Cf. Arist. De partibus animalium, II, 10 (656b24).

[70] Aristoteles, De insomniis, 3 (460b29-461a17).

[71] Id., De somno et vigilia, 2 (456a4-6) ; cf. plus haut § 242.

[72] Cf. plus haut § 243-247.

[73] Aristoteles, De insomniis, 3 (461a7-8).

[74] Ibid., (461a8-9).

[75] Ibid., (461a14-27).

[76] Ed. : Hec

[77] Cf. Costa ben Luca, De differentia animae et spiritus, 1-2, éd. Barach, pp. 123-124 : « Jam igitur patet, quod spiritus, qui est in ventriculo cordis, sit causa vitae et anhelitus et pulsus, et hoc est quod necessarium est scire de spiritu vitali, cujus emanatio est a corde. Spiritus vero qui procedit ex cerebro et transit ad cetera membra corporis, nominatur animalis, ciujus nutrimentum vel sustentatio est spiritus qui fit in ventriculis cordis … ».

[78] Aristoteles, De partibus animalium, 2, 7 (652b10-24).

[79] Ibid., (652b26-33).

[80] Ibid., 4, 10 (686a5-11).

[81] Aristoteles, De anima, 3, 10 (433a20-21).

[82] Costa ben Luca, op. cit., 2, éd. Barach, p. 128 : « Procedit quoque ex parte cerebri posterioris nuca, quae est quaedam pars cerebri, et descendit per os colli in omne alphetar, qui sunt nodi spinae, et disperguntur ex ea multa paria nervorum, inter unumquodque alphetar, scilicet unum pertransiens ad aladar, quaedam caro commixta venis, per quam fit motus membrorum, eritque par hoc motus manuum et pedum et totius corporis ».

[83] Ibid., pp. 124, 126.

[84] Ibid., p. 127.

[85] Augustinus, De Genesi ad litteram, 7, 13 (CSEL 28, 3, 2 p. 212).

[86] Ibid., 17 (p. 214).

[87] Aristoteles, De generatione animalium, 1, 9 (726b1-2).

[88] huvula ou uvula, parvum membrum pendens in gutture.

[89] Costa ben Luca, De diff. anime et spir., 2, éd. Barach, p. 127.

[90] Augustinus, De Gen. ad litt., 7, 17 (CSEL 28, 3, 2, p. 214).

[91] Cf. Alhazen, Optica, 1, 4 (éd. Basileae 1572, p. 3).

[92] Costa ben Luca, op. cit., 2, éd. Barach, pp. 124-127.

[93] Cf. Pseudo-Galenus, Anatom. viv., 6, éd. von Töply, p. 2 ; 44, pp. 33-34.

[94] Aristoteles, De partibus animalium, 2, 2 (648a2-4).

[95] Ed. Lewry : sensus.

[96] Ibid., (648a7-8).

[97] Ibid., (648a9-11).

[98] Aristoteles, Historia animalium, 3, 5 (515b13-14).

[99] La question 4, sur le lieu de l’organe du sens commun.