Part VI.A. Introduction (1/6)

Introduction : Le chef d’orchestre des sens

Le rôle du sens commun selon les philosophes du XIIIe au XVIe siècle

 

Comme un chef d’orchestre qui dirige son ensemble et canalise les divers sons produits en une seule musique qui est offerte aux auditeurs, ainsi le sens commun dirige les cinq sens particuliers (vue, ouï, odorat, goût, toucher) et canalise les diverses sensations en une seule impression, qu’il transmet ensuite aux autres sens internes (représentation, estimation, mémoire etc.). Il reçoit, digère, combine. Sans lui, la perception des sens serait cacophonique.

Il n’est pas étonnant que la perception des choses par les sens et la façon dont les êtres vivants s’en rendent compte, est un sujet qui a fasciné les historiens de la philosophie et de la médecine depuis l’Antiquité. Encore aujourd’hui les spécialistes de la cognition s’interrogent sur les modalités de ce processus.

Le livre magistral de Daniel Heller-Roazen, The Inner Touch. Archeology of a Sensation (New York, 2009) nous a donné une vue d’ensemble des discussions, des anciens jusqu’à la psychologie moderne. Ce livre étant bien documenté pour ce qui concerne l’Antiquité, il n’est pas besoin de répéter ici les divers textes d’Aristote et de ses disciples et commentateurs, des Stoïciens et des Neo-Platoniciens ou d’Augustin, ni les écrits des penseurs arabes comme Alfarabi ou Avicenne et des savants hébreux comme Abraham Ibn Ezra et Maimonide.

Cependant, la contribution des philosophes médiévaux à l’histoire de ce concept n’occupe qu’un petit chapitre (6 pages) dans ce livre. Cela n’a rien d’étonnant puisque les textes de ces auteurs sont mal connus, pas toujours édités et rarement traduits.

Le but de cette étude est de remédier à la pauvreté des sources accessibles en présentant un dossier représentatif de la tradition. Il n’est pas question de viser l’exhaustivité, bien entendu : les sources sont bien trop nombreuses, sans compter que l’exhaustivité n’a aucun sens quand on sait que les textes conservés ne représentent qu’une infime partie de ceux qui circulaient au moyen âge. Cela dit, l’objectif est de présenter le plus de textes que possible pour le XIIIe siècle. Ensuite, on prendra des exemples représentatifs pour les siècles suivants. On restera dans le domaine de la philosophie pour ne pas se perdre dans les mentions que l’on peut trouver dans les commentaires sur les Sentences et autres textes philosophiques[1].

La présentation suivra autant que possible l’ordre chronologique, à partir du tout début du XIIIe siècle, et concernera les traités sur l’âme et les commentaires sur le De anima d’Aristote – en ajoutant de temps en temps des références aux Parva naturalia (De sensu et sensato, De somno et vigilia, De memoria et reminiscentia) et au De partibus animalium.

Les textes latins seront donnés selon l’édition critique, s’il en existe une, ou d’après une transcription des manuscrits, et ils seront accompagnés d’une traduction ou d’un résumé en français, ainsi que d’un bref commentaire. Pour les phrases d’Aristote citées dans les textes, j’ai suivi la traduction française du De anima de Pierre Thillet (Paris 2005).

 

[1] J’ai fait une exception pour le commentaire sur les Sentences de Pierre de Jean Olivi à cause de la nouveauté de sa théorie sur la connaissance.