Part VI.A. Introduction (5/6)

Augustin

 

Avec Augustin, à partir de sa conversion au Christianisme en 386, on a un cas exceptionnel de perception de soi aussi bien dans le sens de « self-perception » que dans celui de « self-awareness ». Le traitement le plus pénétrant du thème de la vie dans laquelle un être se découvre sans connaissance précise et dans laquelle il tente de gagner une perception claire de soi-même, est à chercher dans le traité De libero arbitrio, où Augustin présente le plus complètement les facultés qu’il considère comme appartenant à tous les animaux et celles qu’il considère comme des facultés proprement humaines. Il commence par distinguer trois niveaux d’existence : esse, vivere, intelligere (exister, comme une pierre ou un corps décédé existe, vivre, comme tous les animaux, et comprendre, propre aux humains). Discutant des facultés communes à tous les êtres vivants, il répète la doctrine de la perception qui doit avoir été généralement admise à cette époque : à chacun des cinq sens correspond un organe propre et un objet propre, mais il y a aussi un sens par lequel les êtres vivants perçoivent « la forme des corps, grands ou petits, carrées, ronds etc. ». De plus, l’animal distingue entre « ce qui est propre à chaque sens et ce qu’ils ont tous en commun ». Cela ne peut pas s’expliquer au niveau des sens individuels. Et il y a encore une faculté perceptuelle qui est commune aux cinq sens : la faculté « qui ne sent pas seulement les choses qui viennent des cinq sens corporels, mais qui sent aussi les sens eux-mêmes », donc la perception de l’existence de la faculté perceptuelle, qui persiste aussi bien en présence qu’en l’absence des qualités sensibles.

Il est clair qu’Augustin fait ici allusion au « sens commun », par lequel l’animal perçoit des qualités sensibles partagées et les distingue, tout en percevant ses propres capacités (‘abilities’) sensitives. Cependant, Augustin ajoute à la théorie péripatéticienne la faculté animale conçue par les Stoïciens : la capacité de chaque animal de sentir sa propre constitution. Il combine les deux principes en une seule faculté commune à tous les êtres animés : la faculté qui ne sent pas seulement les choses qui viennent des cinq sens, mais qui sent aussi les sens eux-mêmes est en fait la faculté qui permet à tout être vivant de survivre et de se soutenir. Car l’animal, dit Augustin, ne réagirait pas s’il ne percevait pas qu’il perçoit. Cette faculté sensitive supérieure, commune à tous les animaux, « je sais ce que c’est », déclare Augustin à son ami Evodius, « et, sans hésitation, je l’appelle le sens intérieur »[1]. D’où vient cette expression ? On peut penser à l’appellation proposée probablement par des élèves de Chrysippus : « inner touch » (entos haphen), mais l’invention d’Augustin reste originale ; la faculté appelée sens interne correspond à une nécessité présentée ici pour la première fois en des termes aristotéliciens et stoïciens entremêlés, car pour lui c’est par le sens intérieur que les animaux perçoivent inévitablement qu’ils vivent, et que toute « vie » se perçoit également soi-même (vita etiam se ipsam sentit).

Cela dit, l’animal ne peut pas faire plus par cette faculté et notamment il ne peut pas intelligere, il n’a pas la raison par laquelle les humains ont « connaissance de la vie » (scientia vitae). Ce point reste assez obscur dans la discussion entre Augustin et Evodius. Il n’est pas clair comment exactement la science de la vie diffère dans sa nature de la sensation de sentir commune à tous les animaux. Finalement, Augustin décide, avec son ami, de ne pas développer cette question.

On peut dire qu’Augustin, dans De genesi ad litteram et De trinitate, développe une théorie de la connaissance à trois niveaux : « entre sens et intellect il y a un niveau intermédiaire, ressemblant mais différent des deux, qu’il appelle spirituel […] ; au niveau spirituel appartiennent l’attention, la connaissance sensible de soi et le langage […] proche des auteurs arabes »[2].

 

Saint Augustin, le plus connu des quatre Pères de l’Eglise

 

 

Les penseurs arabes

 

La psychologie des philosophes et médecins arabes contient naturellement des éléments de la tradition grecque. La perception, chez eux aussi, passait par les cinq sens classiques, mais ils postulaient aussi un autre ensemble de facultés de perception et les distinguaient nettement des premières en leur donnant le nom de « sens intérieurs »[3]. Les traités arabes et hébreux sur l’âme contiennent de nombreuses classifications de ces sens[4]. On peut distinguer deux schémas de base, l’un, figurant notamment chez al-Razi et Isaac Israeli, divise les sens internes en imagination (khayal), cognition (fakr) et mémoire (dhikr), dans l’autre schéma, proposé notamment par ibn Gabirol et Maïmonide, les trois sens sont appelés imagination, réflexion et compréhension (fahm) ou sagesse (hikma), comme chez Ibn ‘Ezra.

On peut évidemment noter l’analogie avec les facultés intérieures de la tradition chrétienne, le sensus interior d’Augustin ou encore le sensus cerebri évoqué par Grégoire le Grand. Mais ce ne sont que des analogies, car les œuvres des Pères de l’Eglise n’étaient probablement pas connues dans le monde arabe.

Ce qui frappe, c’est que dans ces classifications arabes et hébraïques il n’y a aucune référence explicite au sens aristotélicien qu’Augustin et Grégoire avaient en tête, de même que les Stoïciens quand ils formulaient leur idée d’un « inner touch by which we perceive ourselves ». Le « sens commun » des Péripatéticiens semble avoir disparu ici.

L’une des premières discussions du sens commun dans la tradition arabe se trouve dans le Livre des éléments d’Isaac ben Solomon Israeli, philosophe et médecin originaire d’Egypte du Xe siècle. Ses œuvres, écrites en arabe, bien entendu, mais traduites en hébreu et en latin, circulaient après sa mort en Europe et dans le monde arabe. Dans les fragments de son ouvrage qui nous restent, Isaac parle notamment des conditions psychologiques de la prophétie et de la théorie des anciens sur la nature du sommeil. D’après lui, le « sens commun » est « intermédiaire entre le sens corporel de la vue et la faculté imaginative qui réside dans le ventricule antérieur du cerveau et est appelée fantasia ». Et c’est pour cette raison, dit Isaac, qu’il est appelé « sens commun », car il transmet les aspects corporels au sens spirituel. Ce sens se situe donc à la limite entre les deux parties de l’âme, la partie corporelle et la partie incorporelle, l’externe et l’interne. Ainsi, le sens aristotélicien est appelé commun dans une nouvelle acception : non pas comme une faculté qui peut être attribuée à tous les sens, mais comme quelque chose de différent, comme un medium à distinguer de tout ce qu’il transmet.

Le grand philosophe arabe al-Farabi, contemporain d’Isaac et appelé le « deuxième maître » après Aristote, donne également une définition inhabituelle du sens commun. Les deux classifications des sens internes qu’il donne dans ses œuvres, notamment dans le traité Enumération des sciences, n’en font pas mention, ce qui est pour le moins étonnant compte tenu de l’importance de cette faculté dans la tradition aristotélicienne. Cependant, dans le Livre sur les vues des habitants de la cité vertueuse, al-Farabi fournit des éléments d’une réponse. Le chapitre 20 est dédié aux parties et aux facultés de l’âme humaine, représentées par des personnages allégoriques. En parlant de la faculté sensitive l’auteur dit qu’elle est, comme les autres, composée d’une puissance principale et de serviteurs ou nourrices ; les derniers étant ici les cinq sens, tandis que la puissance principale est celle dans laquelle toutes les perceptions des cinq sens sont rassemblées : « c’est comme si les cinq sens étaient tous ses conseillers, chacun responsable d’un type d’information différent de l’une des régions du royaume. La puissance principale est comme le roi à la cour duquel les conseillers réunissent les nouvelles de toutes les régions du royaume ». Les facultés de la tradition aristotélicienne sont ici remplacées par les fonctions administratives du monde arabo-islamique. L’invention d’al-Farabi est bien sûr l’élévation de l’une des facultés, qui règne comme un roi sur chaque partie de l’âme sensitive. Bien que pas nommé explicitement, le roi de cette allégorie occupe les fonctions du « maître sens » de la tradition classique. Ici, le sens commun n’est plus seulement partagé par les facultés de perception, ni intermédiaire, il est le sens principal qui règne et sans lequel le royaume de la perception s’écroulerait.

Terminons par le grand philosophe perse Avicenne, vivant au début du XIe siècle, lu par d’innombrables savants des siècles postérieurs, notamment par Thomas d’Aquin qui relate dans la première partie de sa Summa theologie que « Avicenne, dans son livre sur l’âme, pose cinq facultés sensitives intérieures, à savoir le sens commun (sensus communis), l’imagination (phantasia), la faculté imaginative (imaginativa), l’estimation (estimativa) et la mémoire (memorativa) ». Avicenne avait en fait proposé diverses classifications des sens internes, mais dans son chef d’œuvre philosophique le Kitab al-shifa il distinguait effectivement cinq sens intérieurs. Et toutes ces classifications, du Canon au traité de psychologie du Shifa, commençaient par le sens commun. Le livre sur la psychologie qui faisait partie du Shifa, fut traduit en Latin à Tolède durant la seconde moitié du XIIe siècle et fut connu en Occident sous le nom de Liber de anima ou Sextus de naturalibus. Dans le quatrième livre Avicenne discute des sens intérieurs de l’âme, en commençant par le sens commun. Il déclare que ce sens n’est pas restreint aux « sensibles communs », comme certains le pensent, mais que « le sens commun, au contraire, est la faculté qui reçoit toutes les choses sensibles », sinon, dit-il, on ne pourrait jamais lier les sensations entre elles, par exemple on ne pourrait pas reconnaître par la vue l’homme qu’on avait entendu chanter et les animaux ne pourraient pas identifier l’objet auquel ils se heurtent et qui leur fait mal. Parfois, Avicenne semble vouloir limiter les fonctions attribuées au sens commun, mais il défend toujours son rôle fondamental. Pour lui, le sens commun était le centre de tous les sens (centrum omnium sensuum), le point duquel tous les autres émanent[5]. En concluant il exprime ce concept très clairement : « Cette faculté, qui est appelé le sens commun, est le centre à partir duquel les sens se ramifient et auquel ils retournent, comme des rayons, et en vérité, c’est elle qui sent » (« Et hec virtus est que vocatur sensus communis, que est centrum omnium sensuum et a qua derivantur rami et cui reddunt sensus, et ipsa est vere que sentit »). C’est une phrase qui allait être commentée longuement par les philosophes du moyen âge occidental.

 

Avicenna (Ibn-Sina) vu par un enlumineur Latin

 

[1] Augustin, De lib. arb. 2.3.9.29 : agnosco istuc quidquid est et eum interiorem sensum appellare non dubito.

[2] Carla di Martino 66-68.

[3] La doctrine des sens internes a son origine dans le sens commun d’Aristote ; cf. J. Kaukua et T. Kukkonen, in Consciousness …, p. 97sqq.

[4] Cf. notamment Harvey, p. 6.

[5] Comparez plus haut, chez Alexandre d’Aphrodisias, le cercle avec son point central.