Part VI.A. Introduction (4/6)

Les commentateurs

 

Cette invention philosophique, comme l’appelle Heller-Roazen (« that most far-reaching of ancient philosophical inventions »), le concept de la perception de l’acte de percevoir, la sensation qu’on voit et qu’on entend, a été amplement commentée par la suite. Le principe de ce « sens commun » avait été évoqué par Aristote à plusieurs endroits, comme on a vu, mais il ne l’avait pas développé de façon systématique. Par exemple, la façon dont ce sens est lié à une faculté de l’âme avait été évoquée, mais pas résolue dans une réponse univoque. En fait, ce sont les commentateurs d’Aristote qui en ont fait un concept philosophique bien développé. Et le nom qu’ils ont donné à ce concept est celui de sunaisthesis, « synaisthésie », « sentir en commun »[1].

Au début du IIe siècle, Alexandre d’Aphrodise consacra l’une de ses Quaestiones à la sunaisthesis. Le commentateur explique dans sa question sur le De anima que « pour chacun qui sent quelque chose, en plus de la perception de la chose qu’il sent il y aussi une certaine sunaisthesis du [fait] qu’il sent ». Et dans son commentaire sur le De sensu il écrit que chacun, quand il perçoit, « possède une sunaisthesis qu’il existe et perçoit ».

Dans les traductions modernes, le terme grec est rendu comme « self-awareness » ou, plus littéralement, comme « joint perception ». En fait, le terme grec ne renvoie pas à un « soi » et Alexandre ne parle pas de « conscience de soi ». Il définit un mouvement de l’âme qui n’implique pas la coïncidence du soi avec soi, mais qui fait que l’âme ait « la sensation d’une chose sensible et de sa capacité (« ability ») en rapport avec cette chose sentie ».

Bien après Alexandre, le terme sunaisthesis resta un terme technique de la philosophie. On le retrouve dans la Paraphrasis du De anima complétée par Themistius au milieu du IVe siècle. Themistius a résolu le problème, soulevé par Aristote, consistant dans le fait que nous percevons aussi l’absence de la perception, par exemple, nous percevons non seulement la lumière, mais en même temps nous percevons l’obscurité ou l’absence de lumière, bien que pas de la même façon. Il ne s’agit pas tant d’une sensation au sens propre (aisthesis), mais d’une « sensation avec » (sunaisthesis). Ce thème a été développé par le dernier des commentateurs Grecs, Priscien de Lydie, vers le milieu du Ve siècle. Dans la seule œuvre de lui qui ait été conservée, une metaphrasis d’un traité disparu de Théophraste sur la psychologie, cet auteur explique le problème de la sensation de sentir d’une façon qui rappelle et renouvelle l’invention des commentateurs, tout en utilisant un vocabulaire néo-platonicien. La faculté qui perçoit l’activité (energeia) de la perception, dit-il, doit également sentir son inactivité (argia) et seule la faculté du sens commun peut en être responsable. Car le sens commun n’est « ni le même que les sens particuliers ni complètement différent », il est « par moyen de synthèse de tous [les sens] et leur concentration dans un seul [sens] indivisible ». Il est incorporel, et non corporel comme le sont les sens particuliers, il est un et indivisé et non pas multiple. Le sens commun est la faculté de l’âme qui « se perçoit avec », pas comme un « soi » mais comme une faculté dans laquelle les multiples activités des sens, perçues en même temps, arrivent à leur unité indivisible. C’est un compagnon constant de la vie des sens, qui ne peut pas cesser d’être. Il permet aux êtres vivants de sentir qu’ils sentent et aussi qu’ils ne sentent pas. Quand tous les sens sont privés de perception, il reste un élément dans la faculté de perception : une aisthesis qui continue dans l’anaisthesis. Le sens commun “reste avec », en bon compagnon, et ainsi lie l’animal, déconnecté de toutes les choses sensibles, à la vie (« It joins the animal, disjoined from all the things sensible, to that which is no thing and which, never far from the edges of its senses, keeps it company: its life »). Il est en fait ce qui lie un être à la vie.

Dans son traité sur les animaux (Historia animalium), Aristote n’avait pas distingué entre les animaux et les « animaux rationnels » ou humains en ce qui concerne l’aisthesis. Il ne dit pas explicitement que le « sens de sentir » doit être commun à tous les êtres vivants qui sentent, mais il ne le nie pas non plus et nulle part il suggère que la différence entre hommes et animaux ait une pertinence sur ce point. Dans la tradition des commentateurs il en va autrement. On voit apparaître des discussions sur la question si le sens commun constitue une faculté propre aux humains ou non. Certains soutiennent la théorie que le sens de sentir appartient à la « partie attentive » de l’âme rationnelle, même s’ils reconnaissent implicitement que cette théorie n’était pas partagée par Aristote. Ainsi, Simplicius, qui appartenait à la dernière génération des commentateurs antiques, explique dans son commentaire sur le De anima que « le fait de sentir que nous sentons me semble être propre à l’homme » (il utilise bien la première personne). A la fin de l’Antiquité beaucoup de penseurs désiraient attribuer cette faculté à la raison humaine. Et cela montre une transformation importante de la conception de la nature animale en général.

Les Stoïciens faisaient une très nette distinction entre hommes et animaux, la qualité rationnelle définissant les premiers, qui étaient seuls dotés de logos. Les animaux, d’après Chrysippus et son école, possédaient seulement deux facultés : impulse (horme) et sensation (aisthesis). Cependant, ils leur attribuaient ce qu’ils appelaient oikeiosis, un terme qui est généralement reproduit sans traduction dans les études modernes. Le terme est dérivé, évidemment, du mot oikos, maison, dont sont dérivés à leur tour l’adjectif oikeios, appartenant à la maison, et le verbe oikeioun, « to claim as belonging to the house or oneself ». L’expression souvent employée par les Stoïciens, oikeiousthat pros heauton, « être bien disposé envers soi-même », nous approche du terme oikeiosis. Comme le dit Diogène Laërce dans son résumé de la théorie, « ils disent que le premier impulse d’un animal est de se préserver, parce que la nature le rend ‘propre à soi-même’ [oikeiouses auto tes phuseos] dès le début, comme le dit Chrysippus […] Il dit que la première chose qui lui appartient est sa propre constitution et le ‘sentir avec’ [sunaisthesis] de cela ». Pour les Stoïciens, oikeiosis est donc la préservation de soi. Et pour un animal, la perception du monde reste déterminée par l’indispensable « sens accompagnant » (sunaisthesis) de sa propre constitution. La nature de cet « awareness » a souvent été expliquée dans des termes de « conscience », mais en réalité la bonne traduction avait déjà été donnée par les Stoïciens latins : « le sens de soi-même » ou, comme dit Sénèque : « le sens de sa constitution ». L’animal « se concilie d’abord avec soi-même », c’est à dire s’adapte à sa propre condition, en prenant soin de soi-même. Il y a donc une nette distinction entre l’animal en soi et sa constitution, ce à quoi il sent d’être assigné et à quoi il doit s’adapter. L’animal ne coïncide pas avec sa constitution, mais il continue à se « concilier » avec, depuis sa naissance, il la sent sans cesse, sans en avoir une réelle connaissance.

Un certain Hierocles, dont l’œuvre a été retrouvée en 1901 dans un papyrus acheté au Caire et qui fait depuis partie de la collection de Berlin, sous le titre Elements d’éthique, commence par les animaux et ce qui les caractérise, à savoir les deux facultés de sensation et d’impulse. Hierocles dit qu’un discours sur la première chose qui appartient à l’animal, doit être un discours sur la sensation, et il entend cela surtout dans le sens de « perception de soi ». Il s’agit d’une proposition centrale de la philosophie stoïcienne, la thèse selon laquelle la perception implique la perception de soi, toute sensation de choses externes impliquant par définition la sensation simultanée de l’animal qui sent. « Généralement, dit Hierocles, la sensation d’une chose externe ne peut pas se faire sans la sensation de soi-même ». Et par conséquent les animaux ont une perception d’eux-mêmes dès le début. Même dans le sommeil l’animal a une certaine perception de soi ; dès la naissance les êtres vivants se sentent eux-mêmes sans interruption.

 

On a donc trouvé mention jusqu’ici de trois formes de percevoir : la perception d’une chose extérieure, la perception du fait de percevoir et la perception de soi des Stoïciens.

 

[1] Galien utilise le terme dans le sens d’une sensation « en commun », qui affecte un corps en même temps tout en étant de nature multiple.