Part VI.A. Introduction (3/6)

Les disciples d’Aristote

 

Les disciples d’Aristote ont exploité une métaphore proposée par leur maitre, à savoir celle du point et de la ligne : le point est un et indivisible mais il est en même temps double car il joint deux choses. Alexandre d’Aphrodise (première moitié du IIe siècle), dans son propre traitement du De anima, transforme l’image en un cercle, de la circonférence duquel d’innombrables lignes se rejoignent dans un point au milieu. Ainsi, dit-il, le « sens commun » est d’une part une unité, mais on peut aussi distinguer une pluralité quand on le regarde d’un autre point de vue, « comme les rayons d’un cercle sont multiples quand on les considère à la circonférence, mais se rejoignent dans une unité en approchant le centre ». Cette image était destinée à avoir une longue vie dans l’histoire de la philosophie.

Aristote, dans le De anima, avait également mentionné le facteur du temps à la racine de la perception par les sens : par définition la sensation intervient « maintenant » et ce « maintenant » n’est pas accidentel. L’instant de perception est un et le même pour différentes sensations perçues simultanément. Dans le bref traité De sensu et sensato Aristote soulève un doute à propos du « maintenant » de la perception. Serait-ce un temps imperceptible ? Cependant, il refuse d’admettre le principe d’un temps imperceptible dans la sensation et pour le réfuter il rend explicite un autre principe avec lequel il est incompatible : « Si quelqu’un perçoit soi-même ou autre chose dans un temps continu, alors il est impossible qu’il n’aperçoive pas qu’il existe ». Non seulement, comme il le démontre, cela exclut un temps imperceptible, mais il déclare dans cette phrase compacte que l’acte de sentir révèle à l’être qui perçoit par les sens quelque chose de bien plus fondamental, à savoir le simple fait qu’il existe.

On a beaucoup commenté ce passage, en paraphrasant notamment par sentio ergo sum, en parallèle avec le cogito ergo sum de Descartes. Pour les philosophes antiques ce principe est devenu une doctrine. Ainsi, Alexandre d’Aphrodise explique dans son commentaire sur le De sensu : « Chacun, quand il perçoit, perçoit également qu’il existe et qu’il perçoit ». Dans toute perception par les sens, simple ou complexe, l’animal sent qu’il existe.

Dans un autre traité des Parva naturalia, le De somno et vigilia, Aristote explique qu’un être vivant capable de sensation doit nécessairement ou bien dormir ou être réveillé. Il associe le début et la fin du sommeil aux variations de température du corps animal, mais il ne donne pas de détails sur la façon dont ces deux états s’expliquent par rapport au réchauffement et au refroidissement du principe de sensation, qui, dit-il, se situe dans la région centrale entre la tête et le ventre inférieur (i.e. autour du cœur). Certains commentateurs se sont demandé si le sommeil commençait par le sens du toucher. Mais Aristote lui-même rappelle que s’endormir est devenir insensible à toute perception de tous les organes à la fois. Il s’agit donc d’une affection de cette « faculté commune qui accompagne tous les sens, par laquelle on sent que l’on voit et que l’on entend ». Quand l’impuissance de percevoir affecte le sens qui a comme fonction de percevoir tout et quand ce principe est réduit à l’impuissance, tous les organes de sensation sont également incapables de sentir. C’est une question de principe et d’hiérarchie de l’âme : « Quand quelque modification est subie par le sens qui est maître de tous les autres sens et à qui mènent les sens [individuels], nécessairement tous les autres la subissent aussi ; tandis que, si l’un (ou deux) [des sens individuels] est (sont) impuissant, il n’est pas nécessaire que [le maître sens] le soit aussi » (455a32-b2). Cependant, la faculté de sensation n’est pas absente dans le sommeil.

Aristote développe plus longuement cette faculté de sensation de l’animal endormie dans le De insomniis, qui suit immédiatement le De somno. A un certain niveau la perception continue, car une affection existe aussi dans les organes qui ont cessé de sentir, dans les profondeurs aussi bien qu’à la surface du corps. Cela l’amène à la discussion des rêves, qui n’est pas univoque, mais il est possible qu’il envisageât une double dimension de sensation dont l’une continuerait à sentir d’une façon ou d’une autre.