La tradition antique
Pour situer ces passages dans leur contexte historique, il est utile de résumer la tradition antique, d’après l’analyse donnée par Heller-Roazen. Je ne rentrerai pas dans les détails que l’on peut trouver dans de nombreuses études sur le sujet, dans la mesure où ils n’affectent pas la tradition médiévale.
Aristote
Aristote consacre dix chapitres de son traité De anima à la perception par les sens (aisthesis, sensation, sense perception), même onze si l’on inclut le chapitre sur la faculté imaginative (phantastikon), comme le faisaient certains commentateurs médiévaux. La discussion est complétée par les quatre premiers traités des Parva naturalia : De sensu et sensato (sensibilibus), De memoria et reminiscentia, De somno et vigilia et De insomniis. « Sensation », dit Aristotle, est le principe par lequel les animaux peuvent être considérés comme existants. Il définit le concept dans le De anima comme un genre « d’être mu et affecté » (« a kind of being moved upon and acted upon ») et distingue quatre dimensions qui sont toujours combinés dans l’acte de percevoir par les sens : la faculté qui sent (aistheticon), l’organe qui sent (donc la partie du corps capable de perception), ce qui peut être perçu (aistheton) et le fait (« event ») de sensation (aistheticon).
Dans le deuxième livre du De anima Aristote traite des cinq sens qui nous font voir, entendre, sentir des odeurs, sentir les goûts, et sentir par le toucher. A chaque sens correspond un medium, un objet sensible et un organe. Au début du troisième livre Aristote revient sur la perception par les sens. Il fait d’abord mention des koine aistheta, les « sensibles communs » qui ne correspondent pas à l’un des cinq sens, par exemple le mouvement, le nombre, l’unité. Ils sont « sensibles en soi », et perceptibles en même temps par plusieurs sens. Aristote dit aussi que nous les percevons par « une sensation commune » ou « sens commun » (koine aisthesis)[2]. Puis, il aborde le problème de la sensation complexe, par laquelle nous percevons un nombre de qualités sensibles de divers types en un seul instant. L’exemple qu’il donne est celui d’une chose qui est blanche et douce ou blanche et amère. C’est l’une des fonctions du sens commun : coordonner, unifier et distinguer, mais dans le traité sur l’âme Aristote ne développe pas ce sujet. Par contre, le dernier chapitre du De sensu et sensato comprend une longue discussion de la sensation complexe, en reprenant le même exemple du « blanc et doux ». Ici, Aristote dit que le phénomène de la sensation complexe implique l’existence d’une seule faculté, un « sens total » (aistheticon panton), qui perçoit, combine et compare toutes les sensations des cinq sens.
Aristote parle aussi du phénomène du « sens de sentir », la simple sensation que nous sentons quelque chose. Dans le De anima Aristote se borne à dire que chacun des cinq sens est aussi « le sens de soi-même », capable de sentir ce qui est en dehors et aussi, en même temps, sa propre capacité de le faire, mais dans les traités des Parva naturalia on trouve des explications plus complètes. Dans le De somno et vigilia Aristote revient sur le problème du « sentir que l’on sent »[3]. Il explique que pour chacun des cinq sens on doit distinguer une « fonction propre » et une « fonction commune », c’est-à-dire qu’il y a une faculté commune qui accompagne tous les sens et par laquelle on sent que l’on voit et on sent que l’on entend. C’est, dit-il, grâce à une certaine partie de l’âme, commune aux organes des sens, que nous discernons les sensations (2, 455a12-21). Il postule donc un « organe sensitif dominant », qui d’ailleurs semble « coïncider en grande partie avec le sens du toucher ».
Cette exposition, qui reste assez problématique, a été le point de départ pour des théories proposées par des philosophes grecs, arabes, hébreux et latins, théories qui parlent systématiquement de « sens commun », bien qu’Aristote n’eût employé cette expression que trois fois. Dans les traités d’Aristote on trouve non seulement « sens commun », mais aussi « sens total », « maître sens » et « sens primaire », sans compter que l’association au sens du toucher pose également des problèmes. En fait, la théorie d’Aristote sur ce sujet n’est pas vraiment claire.
[2] Dans le De anima Aristote n’utilise pas cette expression, que l’on trouve par exemple dans le De sensu et sensato, mais il parle sans aucun doute du concept.
[3] Ici, il nie explicitement que c’est par la vue qu’on perçoit que l’on voit.
Aristote, appelé couramment le Philosophe dans les commentaires médiévaux sur ses œuvres
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